Malgré les années qui passent, la passion et le talent de Laura Kraut restent intactes. Et il y a de quoi. La souriante et avenante Américaine peut compter sur un piquet de chevaux de très haut niveau fourni et complémentaire. Baloutinue, Bisquetta, Dorado 212, Calgary Tame, Confu… Tout ce beau monde fait le bonheur de la meilleure cavalière du monde, qui aidera l’équipe américaine dans sa quête d’une qualification olympique dans quelques jours dans la capitale chilienne, à Santiago, où se déroule les Jeux panaméricains. Vaincus à Barcelone, où la vingt-deuxième mondiale s’est livrée, les Etats-uniens ont une dernière chance à saisir. Dans la seconde partie de cet entretien, Laura Kraut révèle les contours de son système, sa volonté grandissante d’inspirer et aider la jeune garde américaine, sa vision des évolutions de l’équitation de haut niveau ou encore son enthousiasme pour les poulains de sa géniale Zeremonie.
La première partie de cette interview est à (re)lire ici.
Comment fonctionne votre système ? Comment parvenez-vous à trouver l’équilibre entre votre carrière personnelle, vos activités de coaching, le commerce, etc ?
C’est ce que j’ai fait toute ma vie, puisque c’est ainsi que fonctionne le système américain. J’enseigne et encadre des élèves depuis que j’ai vingt et un ans, je vends des chevaux et monte à cheval. Il faut faire un peu de tout. Alors, je me suis adaptée. Parfois, ce n’est pas simple et il arrive que l’on soit très occupé. En ce qui concerne l’aspect coaching, je suis chanceuse d’avoir en ce moment d’excellents élèves, talentueux, déterminés, et motivés, ce qui est important pour moi. J’aime travailler avec des personnes qui ont l’ambition d'atteindre le haut niveau et j’espère pouvoir les aider dans cette quête. Du côté du commerce, je vais continuer à vendre des chevaux. J’ai cédé plusieurs bons chevaux au cours de ma carrière. C’est la réalité du sport aujourd’hui. Je prends aussi conscience qu’il va être de plus en plus important de vendre des chevaux. Si j’ai un bon élément dans mes écuries, la probabilité que je le monte tout au long de sa carrière diminue avec le temps. Je vais donc chercher à développer cet aspect de mon système, mais je ne serai jamais une marchande ! C’est un rôle difficile ! (rires)
Combien de cavalières et cavaliers encadrez-vous au quotidien ?
Cela dépend, mais je dirais en général entre cinq et six. Chacun d’entre eux a plusieurs chevaux, ce qui représente notre plus grand challenge. Si chaque élève n’avait qu’une monture, ce serait simple. Mais, à mon sens, ils ont besoin de plusieurs complices pour engranger de l’expérience en piste. Comme je l’ai dit, je suis chanceuse d’avoir des gens géniaux à nos côtés. Nos élèves sont basés chez nous, dans nos écuries, ce qui est appréciable.
“Nous avons déjà quatre produits de Zeremonie et nous avons également fait quelques transferts d’embryon cette année”
Vous intéressez-vous à l’élevage ? Faites-vous naître vos propres poulains ?
Oui, nous le faisons, puisque nous avons la possibilité d’utiliser Big Star (né What A Quickstar K, Quick Star x Nimmerdor, champion olympique à Rio en 2016 avec Nick Skelton, le compagnon de Laura Kraut, ndlr), tout comme Arko III (Argentinus x Big Boy, lui aussi auparavant monté par le Britannique, ndlr). Arko était aussi magnifique. Nous avons déjà quatre produits de Zeremonie (Cero I x Quick Star), la jument que je montais aux Jeux équestres mondiaux de Tryon (où la paire a d’ailleurs été médaillée d’or par équipe, ndlr). L’un d’entre eux a deux ans, et les trois autres en ont un. Lorsqu’elle était plus jeune, Zeremonie a eu un poulain, (Lord Lucio 3, notamment vu sous la selle de Rodrigo Pessoa, ndlr) qui a évolué jusqu’en Grand Prix 5*. Je suis impatiente de voir ce que vont donner ses produits. Nous avons d’autres jeunes chevaux à la maison, notamment quelques quatre ans, mais c’est un travail pour des gens qui ont vraiment du temps à y consacrer. Je n’ai donc pas l’intention d’élever beaucoup plus que cela ! (rires)
Quels étalons avez-vous choisi pour Zeremonie ?
Nous n’avons pas utilisé Big Star, car Zeremonie est une petite-fille de Quick Star, mais elle a un produit par Arko, ainsi qu’un autre par Emerald van’t Ruytershof (Diamant de Semilly x Carthago), pour lequel je suis très enthousiaste. J’ai également monté un formidable étalon, Berdenn de Kergane (alias Casco Bay, Quaprice Bois Margot x Flipper d’Elle, ndlr), qui a malheureusement succombé à des coliques. J’ai donc un de ses descendants, puisqu’il nous reste des paillettes. Je suis aussi très impatiente de voir ce que l’avenir réserve à celui-là. Cian O’Connor a un super fils de Berdenn (Fancy de Kergane, notamment sacré vice-champion de France à sept ans en 2022 avec Arthur Le Vot, ndlr). Ce sera excitant de voir son évolution dans le futur. Nous avons également fait quelques embryons cette année, avec Diamant de Semilly (Le Tôt de Semilly x Elf III) et Emerald, entre autres.
“Nous avons une forme de pénurie de jeunes cavaliers ambitieux d’atteindre le haut niveau aux Etats-Unis”
Comment jugez-vous les forces en présence au sein de l’équipe américaine ? Vous sentez-vous challengée par l’arrivée de jeunes et nouveaux visages, à l’image de Jessica Springsteen ou Karl Cook, retenus pour la finale des Coupes des nations Longines de Barcelone ?
J’adorerais que ce soit le cas. Cela me rendrait heureuse. Je trouve que Jessie est une cavalière fantastique. Je ne dirais pas qu’elle est jeune ou nouvelle, puisqu’elle fait partie du haut niveau depuis longtemps. Il en va de même pour Karl, qui a désormais le piquet de chevaux pour faire partie des meilleurs (avec notamment Kalinka van’t Zorgvliet et Caracole de la Roque, ndlr). Je suis ravie que nous puissions compter sur lui. Mais j’aimerais voir plus de jeunes émerger. Je dirais que nous avons une forme de pénurie de jeunes cavaliers ambitieux d’atteindre le haut niveau en ce moment aux Etats-Unis. C’est une préoccupation pour moi. Nous espérons pouvoir trouver un moyen d’encourager et inspirer ces jeunes gens à nous rejoindre dans le grand sport. Le prix, le coût et le travail nécessaires pour y parvenir peuvent être intimidants. Ce n’est pas chose aisée, mais j’aimerais vraiment voir nos rangs se densifier. Découvrir de nouveaux talents et les amener à penser au haut niveau sera peut-être un projet pour moi lorsque je ralentirai ma propre carrière.
Avez-vous d’ores et déjà des idées pour attirer et intéresser de nouvelles têtes ?
Avec Katie Prudent, nous discutons d’idées pour sélectionner de jeunes cavaliers qui nous semblent exceptionnels afin de leur permettre de venir s’entraîner à nos côtés et de bénéficier de notre aide. Le but serait de les accompagner jusqu’à ce qu’ils soient en mesure d’avoir leur propre propriétaire et avancer à partir de là. Je ne pense pas que nous ayons l’ambition de tout gérer de A à Z, du début à la fin, mais on aimerait les accompagner jusqu’à mi-chemin. Avec un peu de chance, ils seront suffisamment inspirés pour gravir les derniers échelons. Ce serait un chouette projet. Nous pourrions trouver des personnes qui partagent les mêmes objectifs et la même détermination que nous, ce qui rendrait notre rôle très agréable.
Vous évoquez cela comme une possibilité qui pourrait s’offrir à vous une fois votre carrière à haut niveau terminée. Pensez-vous souvent à ce que vous ferez à ce moment-là ?
Je sais que je ferai toujours quelque chose en rapport avec les chevaux. Tout sera une question de direction et de ce qui fera le plus sens au moment venu. En tout cas, je ne vois pas ma retraite sportive comme la fin de quoi que ce soit. Je vais continuer à monter tant que je me sentirai encore compétente et que j’aurai le sentiment de faire du bon travail. Lorsque ce ne sera plus le cas, j’arrêterai, et cela finira bien par arriver un jour. Alors, je ferai quelque chose qui me rend heureuse. Tant que je suis entourée de chevaux, cela me va !
“J’aimerai inspirer les gens, parce que notre sport est fantastique”
Depuis plusieurs mois, vous demeurez la meilleure cavalière du classement mondial Longines, ce dernier étant largement dominé par des hommes. Comment l’expliquez-vous ?
On m’a posé cette question des milliers de fois. Je pense que l’une des explications est simplement qu’il y a plus de cavaliers que de cavalières. Je ne connais pas le ratio exact, mais disons qu’il est de cinq hommes pour une femme. Cela fait sens qu’il y ait moins de femmes en haut du classement mondial. Je pense aussi que ce sport est parfois difficile pour les femmes en Europe. Ici, il y a une vraie domination masculine, ce qui est moins le cas en Amérique. C’est aussi probablement pour cette raison que l’on voit davantage d’amazones originaires des Etats-Unis ou d’Amérique du Nord dans la hiérarchie mondiale. J’espère que cela va changer et que nous verrons plus de femmes réussir sur la durée en saut d’obstacles.
Vous semblez être une vraie source d’inspiration pour beaucoup de jeunes et moins jeunes cavalières et cavaliers. En avez-vous conscience ?
Non, absolument pas ! Lorsque quelqu’un me dit cela, je suis toujours surprise, parce que je n’y pense pas vraiment. Mais si tel est le cas, j’en suis ravie. Cela me touche et me remplit d’humilité. J’aimerai inspirer les gens, parce que je pense que notre sport est fantastique. Passer son temps entouré de chevaux est un cadeau. Si tout le monde pouvait comprendre combien cette vie est extraordinaire, nous aurions beaucoup plus de personnes impliquées dans ce milieu-là que nous n’en avons actuellement. J’adore ce que je fais, j’adore ce mode de vie et le fait de jouer un rôle dans l’évolution des chevaux.
Après votre victoire à Chantilly, alors que vous aviez sans doute très envie de retrouver vos proches pour fêter ce beau moment, vous avez volontiers pris la pause pour quelques photos avec des passionnés. Est-ce important pour vous de vous montrer accessible auprès du public ?
Absolument. S’il des fans souhaitent prendre une photo, avoir un autographe ou autre chose, j’estime que c’est notre devoir de le faire. Plus on le fait, plus nous pouvons susciter l’intérêt pour notre sport. Et cela ne peut être que bénéfique. Si les gens sont enthousiastes à l’idée de rencontrer un cavalier de haut niveau, je crois dur comme fer qu’il faut prendre le temps nécessaire pour honorer cela.
En va-t-il de même avec la presse et les médias, que quelques cavaliers semblent parfois bouder, notamment lors des conférences de presse post-épreuves ?
Oui, je crois que cela est important. Encore une fois, tout ce que nous pouvons faire pour promouvoir notre sport de façon positive est capital. J’ai à cœur de garder le sport accessible aux yeux du grand public. Donc, oui, je fais de mon mieux pour répondre aux demandes d’interviewes lorsque j’en ai la possibilité. Bien sûr, je sais qu’il nous arrive parfois, en tant que cavaliers, d’être particulièrement occupés. On manque parfois de temps, mais lorsque nous avons un moment à accorder, je pense qu’il faut se prêter au jeu.
“J’ai grandi en gardant à l’esprit que le cavalier est toujours le fautif”
Au cours de votre carrière vous avez parcouru le monde, remporté de multiples Grands Prix, dont les 5* de Chantilly, Wellington, Valkenswaard, ou encore Madrid, et décroché deux médailles d’or par équipe, aux Jeux olympiques de Hong Kong en 2008 et aux Jeux équestres mondiaux de Tryon en 2018. Où trouvez-vous la motivation de continuer ce que vous faites depuis tant d’années avec la même ferveur ?
Ce qui est passionnant avec notre sport est le fait de rencontrer de nouveaux chevaux, d’essayer de les comprendre, de progresser avec eux et d’apprendre d’eux. Je dis ça tout le temps, mais on apprend quelque chose de nouveau chaque jour avec les chevaux. La vie est toujours intrigante lorsqu’on sait qu’aucune journée ne se ressemble. Notre travail est fantastique car nous n’avons jamais l’impression de devoir nous lever le matin pour suivre la même routine, encore et encore. Il y a de nouvelles choses tous les jours ; parfois bonnes, parfois moins bonnes. Lorsque l’un de nos chevaux tombe malade, c’est terrible. Mais je pense que l’aspect apprentissage et le simple fait de monter à cheval me permettent de garder ma motivation.
Au fil des années, avez-vous fait face à des problèmes, notamment de confiance en vous ?
Oh oui, évidemment ! On se remet inévitablement en question lorsque les choses ne vont pas dans le bon sens. On commence à se demander quoi faire, pourquoi on a fait telle ou telle chose. J’ai grandi en gardant à l’esprit que le cavalier est toujours le fautif. C’est une bonne mentalité à avoir, mais cela n’est pas toujours facile pour la confiance en soi ! (rires) Je dois travailler sur ce point et veiller à rester positive.
Les tabous commencent enfin à être levés dans le sport concernant la santé mentale des athlètes. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
Je n’ai jamais vraiment fait beaucoup de choses dans ce domaine, mais je ne peux que défendre cette cause. J’encourage d’ailleurs mes élèves à parler à des psychologues. Personnellement, j’ai un peu développé mon propre système, alors je crains d’y mettre le bazar en changeant mes habitudes. Quoiqu’il en soit, j’encourage chacun à faire tout ce qu’il peut pour être la meilleure version de lui-même.
“Pour moi le plus important n’est pas le niveau d’équitation, mais sans doute davantage le temps passé auprès des chevaux”
L’avenir du sport et notamment les questions relatives au bien-être animal animent de nombreux débats. Sur les réseaux sociaux, certaines personnes s’efforcent de mettre en lumière les bons et moins bons côtés de l’équitation de façon aussi neutre que possible, dans le but de faire évoluer les mentalités et pratiques. Ne pensez-vous pas qu’il y a ici des leçons à tirer ?
Je suis de l’avis qu’une large majorité des personnes dans notre sport font leur maximum pour s’occuper au mieux des chevaux. Ils veulent les voir heureux, et évidemment en bonne condition. Il y a toujours les cas isolés qui peuvent ternir notre image, mais comme tout dans la vie. C’est pour cela qu’il y a des règles ; pour les quelques individus qui les enfreignent ! (rires) Globalement, je pense qu’une journée dans la vie de quatre-vingt-quinze pourcents des chevaux de haut niveau en est une bonne. Si les gens sont prêts à être ouverts d’esprit et à voir cela, je pense qu’ils seraient d’accord. Il y aura toujours des gens avec des œillères et qui sont entêtés à se dire que ce que nous faisons est mal. Tant pis. Ils sont qui ils sont et on ne les fera pas changer d’avis, peu importe ce que l’on fait. Je pense que les gens ouverts d’esprit se rendent compte que nous pratiquons un sport formidable et que nous aimons nos chevaux.
Que pensez-vous de la citation suivante, notamment relayée sur le compte Instagram @abequinetherapy : “Le niveau auquel vous montez n’a rien à voir avec votre connaissance des chevaux” ?
Cela peut être vrai. Je pense qu’il y a de très bons Hommes de chevaux qui n’ont peut-être jamais monté au plus haut niveau, mais qui sont des érudits des chevaux. Qu’on soit cavalier, groom, manager, entraîneur ou autre, nous avons tous le même but : que nos chevaux soient aussi heureux et en bonne santé que possible. Si l’on passe du temps à les observer et à les écouter, on apprend d’eux. Alors oui, pour moi le plus important n’est pas le niveau d’équitation, mais sans doute davantage le temps passé auprès des chevaux. J’ai fait cela toute ma vie et comme je l’ai dit, j’apprends encore tous les jours. Je pense que le plus important est de garder ses yeux et ses oreilles ouverts, de prêter attention à nos partenaires et de les écouter.
Photo à la Une : Caresse méritée pour la prometteuse Una Mariposa en fin de parcours. © Mélina Massias