L’Artiste, Nasa, Medoc, Tabasco. Tous les quatre sont nés à Ranst, en Belgique, chez Werner Dierckx. Du haut de ses quarante-neuf ans, le sympathique éleveur connaît une réussite éclaboussante depuis plusieurs mois et voit ses têtes d’affiche arpenter les pistes internationales, week-end après week-end, avec beaucoup de réussite. Discret et franc, celui qui est passé par plusieurs grandes maisons avant de se consacrer à sa propre structure, où il gère tout de A à Z, de l’insémination à la formation, savoure son succès mais laisse toute la lumière à ses chevaux. Dans son manège, ses écuries ou ses prés, le Belge prône le naturel et la simplicité tout en espérant que sa recette continue de fonctionner dans les années à venir, pour voir éclore de nouvelles pépites. Reportage, en trois épisodes, au cœur de cette terre de champions.
Au détour de ce chemin bordant Oude Vaartstraat, la “vieille rue du canal” en français, dans la bourgade de Ranst, une commune néerlandophone belge située à une quinzaine de kilomètres à l’est d’Anvers, se cache un trésor : celui de Werner Dierckx. Sa structure, le Belge de quarante-neuf ans l’a bâtie et améliorée année après année, de ses propres mains, à mesure que sa réussite a grandi. Sa maison, ornée des briques rouges caractéristiques de la région donne directement sur une première écurie, où séjournent, entre autres, deux poneys âgés mais en pleine forme que montent ses enfants de temps à autre. En face, d’autres boxes donnent sur le manège, cachent la carrière, les paddocks et surtout les prairies où ont grandi Nasa, L’Artiste, Médoc et Tabasco. Tous portent le même affixe, un affixe qui brille au plus haut niveau depuis de longs mois : de Toxandria.
Premier cavalier de Valentina et Utopia
“Je suis né ici. Mes parents étaient agriculteurs. Ils élevaient des vaches. À trois ans, j’ai commencé à monter sur un petit poney dans les champs. Je montais aussi sur les vaches”, s’amuse Werner Dierckx, en évoquant ses premiers pas à côté des chevaux. “Nous n’avions pas beaucoup d’argent. Mon père achetait des poneys peu onéreux et je les montais. Je tombais, mais j’avais du caractère et je me remettais en selle. Puis je suis passé aux chevaux, que je débourrais moi-même. J’ai d’ailleurs débourré beaucoup de chevaux pour Gus Vermeiren. Je n’avais peur de rien ! À dix-huit ans, j’ai intégré la gendarmerie montée à Bruxelles, mais l’envie de pratiquer le sport m’a rattrapé après cinq années. J’ai fait beaucoup de concours nationaux en Belgique étant jeune. Après ma carrière à la gendarmerie, j’ai travaillé dans plusieurs écuries. Je suis resté quatre ou cinq ans chez Patrik Spits, puis je suis allé chez Edith Dereys de l’élevage van de Helle, Jos Ceulemans, Maurice Van Roosbroeck, Paul Maïs, Gustaaf Quintelier, de l’élevage de Donkhoeve, Karel Boonen, de l’élevage van’t Heike, etc.” Au fil des années, Werner croise la route de quelques stars de l’élevage, dont l’olympique Valentina van’t Heike (Nabab de Rêve x Lys de Darmen), une jument “vraiment difficile” à ses débuts, qu’il a débourrée et initiée au saut d’obstacles avant qu’elle ne s’impose en Grand Prix 5* et soit sélectionnée successivement aux Jeux équestres mondiaux de Lexington, aux Européens de Madrid puis aux Jeux de Londres avec Jos Lansink. Parmi les stars qu’a eu le plaisir de monter l’éleveur belge, se trouve également Utopia van Donkhoeve, grand-mère des gagnants en Grand Prix 5* Don Juan vd Donkhoeve, également médaillé de bronze par équipe aux Jeux olympiques de Tokyo avec Jessica Springsteen, et Novio vd Donkhoeve, alias Sherlock, jeune star du Britannique Harry Charles. Une expérience non-négligeable, évidemment mise à profit pour faire prospérer l’affixe de Toxandria.
Quatre cents euros qui valent tout l'or du monde
Alors encore en poste à la gendarmerie de Bruxelles, où il apprend en partie la langue de Molière, Werner croise la route de celle qui changera son destin : Kadine du Boulanger, fille du Holsteiner Landwind et petite-fille du Selle Français Karabaca, le tout sur une lignée maternelle SBS. “Une collègue de l’époque, Isabelle Popeler, m’a fait savoir que son vieil oncle, souffrant, souhaitait vendre sa jument, qui avait alors trois ans. C’était Kadine. À l’époque, je l’ai achetée pour ce qui correspondrait aujourd’hui à plus ou moins quatre cents euros”, révèle l’éleveur. Une bouchée de pain en regard au marché actuel, et un ticket vers l'or. “J’ai débourré Kadine et l’ai montée sur le cycle classique en Belgique. Elle était très courageuse en selle, mais avait du caractère à pied. Je l’ai montée jusqu’en finale du championnat de Belgique des sept ans, où les obstacles devaient être à 1,40 ou 1,45m. Elle a concédé deux fautes, en faisant tomber les barres avec son ventre. Elle était respectueuse mais n’avait pas toute la force ni les moyens pour les plus gros parcours”, retrace le Belge aux multiples casquettes. Face aux résultats intéressants de la baie, une cliente manifeste son intérêt pour en faire l’acquisition. Une visite vétérinaire est organisée, mais le verdict est sans appel. “Le vétérinaire nous a dit ‘je n’ai jamais vu cela, cette jument devrait être sur trois jambes !’. Elle avait de l’arthrose dans un postérieur, mais n’avait jamais boité !”, poursuit-il. La vente ayant échoué, Kadine du Boulanger établit définitivement ses quartiers à Ranst, où elle s’apprête, sans vraiment le savoir, à laisser sa trace grâce à une descendance aussi brillante que pleine de promesses.
Pourtant, il y a vingt ans, lorsque Kadine du Boulanger a mis au monde son premier produit, Koriganne de Toxandria (Kelvin de Sainte Hermelle), Werner Dierckx était bien loin d’imaginer voir un jour l’un de ses descendants s’illustrer sur les plus belles pistes du monde. D’abord parce que la modeste lignée de la baie n’avait jusqu’alors donné aucun champion, mais aussi parce que le jeune éleveur et cavalier ne nourrissait pas du tout une telle ambition. “Je devais avoir vingt-deux ans lorsque j’ai acheté Kadine. Je travaillais dans les chevaux et j’aimais cela, mais je n’ai jamais eu l’ambition de faire naître des chevaux de haut niveau. Je ne connaissais pas vraiment tout cela ; je montais comme un cow-boy !”, rit-il, dans un naturel et une transparence qui le caractérisent bien. “À vingt-cinq ans, lorsque j’ai commencé à travailler dans de grandes écuries, j’ai vu beaucoup de choses. Puis j’ai monté au niveau 2 et 3*, sauté quelques Grands Prix.” Et vu naître une première génération made in Toxandria des plus prometteuses.
Kadine du Boulanger a ainsi donné, selon la base de données Horsetelex, neuf produits à Werner. Parmi eux, trois ont évolué en compétition : Frangipane de Toxandria (Unique II Drum van het Juxschot), Dijon de Toxandria (Nabab de Rêve) et Nevada de Toxandria (Ogano Sitte), vus sur des épreuves d’1,35 à 1,45m. Via ses filles, Kadine est à l’origine de plusieurs cracks. Frangipane est ainsi la grand-mère de Nasa de Toxandria (Vertigo Saint Benoît). Korigane de Toxandria (Kelvin de Sainte Hermelle) a donné Medoc de Toxandria (Der Senaat 111) ; Gamine de Toxandria (Vigo d’Arsouilles) est la grand-mère du jeune Julio de Toxandria (Jilbert van’t Ruytershof) ; Cerise de Toxandria (Cicero van Paemel), dernière fille de Kadine, a déjà plusieurs jeunes et prometteurs descendants, tandis que Chablis de Toxandria (Cento Lano) a pris le rôle de matrone à Ranst, succédant à sa mère. La fille de Cento Lano est certainement la meilleure poulinière actuelle de l’élevage. Il suffit de savoir qu’elle est l’origine de la star Tabasco de Toxandria pour comprendre pourquoi la belle occupe une place particulière dans les prairies de son naisseur. “On dit souvent que les bonnes mères doivent avoir de grandes origines, mais ce n’est pas vrai”, glisse Werner, qui en sait bien quelque chose. “Je crois beaucoup au saut en liberté. Chablis, la mère de Tabasco, était incroyable. Je préfère voir de vraies qualités chez une jument plutôt que de me fier uniquement à son papier.”
“J'accorde beaucoup d’importance à l’expression dans les yeux des chevaux”
Peu après ses débuts en tant qu’éleveur, Werner quitte définitivement les écuries extérieures, auxquelles il proposait ses services dans le débourrage ou la formation de jeunes chevaux. “Cela fait quinze ans que je travaille seul, ici, juste avec mes propres chevaux. Il n’y a pas de chevaux de propriétaires ici, ni de personnes extérieures. Une étudiante espagnole vient m’aider. Elle passe deux jours par semaine à l’école et me donne un coup de main le reste du temps. J’ai également une bonne relation avec Joel Vales, avec qui je collabore de temps en temps. Je préfère travailler avec des gens sur le long terme, plutôt que de faire un coup de commerce une seule fois”, explique l’éleveur belge. Des choix de croisement à l’insémination jusqu’au débourrage, il maîtrise tout, seul.
Libre de s’occuper de ses chevaux, ses “bébés”, comme bon lui semble, Werner prône une approche aussi simple que possible de l’élevage. À Ranst, jeunes chevaux et poulinières vivent en pâtures, à quelques pas de la maison de leur naisseur, où la nature n’est jamais privée de ses droits. Ainsi, il n’est pas impossible de croiser des canards sauvages au milieu des herbages, ou de voir un pigeon traverser sans crainte les écuries. “Les jeunes chevaux sont tous ensemble, dans les prés. L’été, ils vivent tous dehors. Je ne leur donne pas de granulés et les complémente simplement avec du maïs l’hiver, en plus du fourrage. C’est tout. Les poulains galopent tous ensemble. J’aime me rapprocher le plus possible de ce qui se fait dans la nature. Un jeune cheval doit être un jeune cheval. Si on doit leur donner des vitamines ou leur prodiguer une multitude de soins vétérinaires à deux ou trois ans, que doit-on faire lorsqu’ils ont huit ans ? On est parfois obligé de le faire pour participer à des ventes ou à ces choses-là, mais ce n’est pas ma vision des choses”, expose-t-il. Questionné sur les qualités qu’il aime percevoir chez ses poulains, Werner répond du tac au tac : “Rien”, préférant laisser ses jeunes pépites grandir à leur(s) rythme(s) avant de porter un jugement sur leurs potentielles qualités. “J'accorde beaucoup d’importance à l’expression dans les yeux des chevaux. J’aime quand les jeunes chevaux restent légèrement sur leurs gardes. Ici, à cinq jours de vie, tous les poulains sont en prairie. Ce n’est pas l’idéal pour les amateurs, qui aiment voir des poulains proches de l’homme et dociles, mais je n’aime pas cela. Tabasco, par exemple, se demandait tout le temps ce que je lui voulais lorsque je venais dans son pré. J’aime bien ce côté là. Bien sûr, je sais aussi apprécier si un poulain à une belle encolure et une bonne conformation, mais la beauté et les allures d’un poulain ne sont pas un critère prioritaire pour moi : l’expression et le regard sont ce qu’il y a de plus important.”
La deuxième partie de cet article sera à découvrir samedi sur Studforlife.com…
Photo à la Une : Werner Dierckx et un des poulains du cru 2023 de l’élevage de Toxandria. © Mélina Massias