Derrière ses lunettes noires et sa casquette, qu’il garde vissée sur la tête lorsqu’il arpente les pistes de concours, Sean Crooks est un fin observateur et technicien. Originaire de Seattle, dans l'État de Washington, celui qui est aujourd’hui devenu l’un des entraîneurs les plus réputés de sa génération a mis au point sa propre méthode, inspirée du meilleur de chaque personne ayant forgé sa carrière. Son système, un mélange entre tradition et modernité, a fait ses preuves, les performances de la brillante Grecque Ioli Mytilineou en étant notamment le fruit. Il y a sept ans, en débarquant en Europe, Sean Crooks avait pourtant de toutes autres ambitions… Une rencontre passionnante à découvrir en deux épisodes.
Écouter Sean Crooks, trente-six ans, retracer son parcours et évoquer son rôle d’entraîneur est un véritable privilège. Depuis 2018, le natif de Seattle encadre notamment la Grecque Ioli Mytilineou. Tous deux sont entrés dans une nouvelle dimension lors des championnats d’Europe de Riesenbeck, en 2021. Dans les installations de Ludger Beerbaum, la jeune femme, alors inconnue ou presque du grand public, a impressionné. Aux rênes de son fabuleux étalon Levis de Muze, l’amazone a rivalisé avec les plus grands et prouvé tout son talent. Dans l’ombre, Sean Crooks ne pouvait qu’être fier du chemin parcouru. Trois ans plus tard, cette équipe soudée et travailleuse a ajouté de belles lignes à son palmarès et se prépare désormais pour les Jeux olympiques de Paris. Déterminé, passionné, travailleur et sûr de lui, tout en restant humble et ouvert, Sean Crooks ne déroge jamais à sa ligne de conduite, qu’il a soigneusement tracée pour le mener, et surtout mener ses élèves vers le succès.
Du chapeau de cowboy…
“Je suis originaire de Seattle, Washington. Ce n’est pas une grande région de cheval, mais c’est près de beaucoup de très bons concours, du moins à l’échelle de l’Amérique. Nous avons par exemple Spruce Meadows à moins d’une journée de voiture. Mes parents travaillaient dans les chevaux et les entraînaient, surtout pour la discipline du hunter. J’ai grandi en étant davantage un cowboy qu’un cavalier classique. Je maniais le lasso et travaillais avec le bétail, et c’est tout ce que je voulais faire”, introduit Sean Crooks, rencontré l’été dernier entre deux épreuves des championnats d’Europe de Milan. “À quinze ans, j’ai commencé à m’occuper des chevaux de hunter et mes parents ont été de très bons enseignants pour moi. Ils connaissaient également beaucoup de gens, qui étaient eux-mêmes de très bons coaches et formateurs. Notre système était le suivant : nous achetions des Pur-Sang réformés des courses, parce qu’ils n’étaient pas d’assez bons coureurs, puis les préparions pour le hunter. Mes parents ont toujours eu de très bons contacts à travers l’Amérique. Lorsque j’étais au lycée, je passais chaque été dans d’autres écuries, que ce soit dans l’Oregon, en Californie ou à Vancouver. George Morris, que l’on ne présente plus, entraîneur depuis plus de cinquante ans, animait toujours une journée de formation dans nos écuries à Seattle. J’ai donc toujours été en contact avec certains des meilleurs coaches, et eu un accès privilégié à d’excellents systèmes.”
Dans ses jeunes années, Sean Crooks bénéficie notamment de l'œil expert de l’Irlandais Eddie Macken, chez qui il passe ses étés. Installé sur place pendant ses vacances estivales, l’Américain y travaille et poursuit ses progrès avec sa propre monture. Les années lycées achevées, Sean Crooks s’expatrie littéralement à l’autre bout du pays et débarque en Floride, à Wellington. Là-bas, en parallèle de ses études, il rencontre Norman Dello Joio, médaillé de bronze aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992 avec Irish, derrière Piet Raijmaker, alors en selle sur Classic Touch, et Ludger Beerbaum, associé à Ratina, rien que ça ! Fils du compositeur éponyme, récompensé en en 1957 par le Prix Pullizer, le médaillé olympique remporte également la finale de la Coupe du monde de 1983, à Vienne, grâce au Selle Français I Love You, entre autres succès. “J’ai travaillé avec de super entraîneurs et hommes de chevaux”, martèle Sean Crooks. Pourtant, avant d’imaginer leur succéder sous la casquette de coach, le jeune homme rêve de mener à bien sa propre carrière sportive.
…au casque de cavalier…
Dans les années 2000, Sean Crooks continue de se forger une solide expérience en compétition et participe à ses premiers CSI 5*. L’Américain ira même jusqu’à disputer plusieurs Grands Prix 5*, notamment à Wellington et Calgary, en compagnie d’Armegedon, né Anti Flert. Mais il joue de malchance, et met un terme à sa carrière au milieu des années 2010.
“J’ai concouru jusqu’au niveau 5*, formé mes propres chevaux, mais j’ai été malchanceux en raison de plusieurs blessures et problèmes de santé”, expose celui qui s'épanouit désormais en tant que coach. “J’ai eu une vilaine fracture à la jambe, puis ai dû composer avec deux hanches en mauvais état, sans lien avec un quelconque accident. Je n’avais simplement pas assez de place à l’intérieur de l’articulation. Mon médecin m’a expliqué que lorsque je fermais mes hanches, cela écrasait le cartilage à l’intérieur. J’ai donc subi deux opérations, de chaque côté, et j’ai dû arrêter de monter pendant un an. Après ma convalescence et après avoir vendu tous mes chevaux, j’ai déménagé en Europe. Je me suis dit ‘après tout ça, je vais reconstruire mon piquet de chevaux et me consacrer entièrement à ma carrière’. En quittant l’Amérique, j’ai vraiment pris cette décision délibérée de n'entraîner personne. Aux Etats-Unis, le business est totalement différent. Tout est très cher, ce qui contraint la plupart des cavaliers à être également coach en parallèle de leur propre carrière. Survivre en étant simplement cavalier est très difficile. Les coûts sont énormes et on doit compléter ses revenus avec le coaching. J’ai toujours pratiqué cette activité, mais j’avais l’intention de prendre un nouveau départ en Europe.” Seulement, la suite a été tout autre…
…jusqu’à la casquette de coach !
L’univers devait savoir que Sean Crooks ne pouvait échapper à son destin d’entraîneur. À son arrivée en Europe, l’Américain s’installe aux Pays-Bas, à Maastricht, un excellent carrefour entre les points chauds du saut d’obstacles mondial “Je suis au milieu de tous les concours et Maastricht est une ville formidable. En plus, les Néerlandais parlent tous anglais, ce qui est pratique !”, sourit-il. Et de poursuivre : “En arrivant ici, l’une de mes hanches me faisait encore mal et puis, d’un coup, plusieurs personnes m’ont demandé de les encadrer, de les aider. C’est ainsi que j’ai commencé ma carrière de coach en Europe. Voir comment tout cela s’est goupillé est assez drôle ! Finalement, je consacre la majeure partie de mon temps à entraîner les gens ! (rires) Voir où la vie nous mène est intéressant, et ce n’est pas toujours la destination à laquelle on s’attend. Si l’on suit cela, que l’on met un pied devant l’autre, tout peut fonctionner.” En plus de ses activités de coaching, Sean Crooks est également impliqué dans le commerce. “J’achète et vends aussi des chevaux avec mon associé et ami Viktor Daem. Lui, sa fiancée et moi achetons beaucoup de chevaux ensemble, puis les vendons”, précise l’Américain.
Mais lorsque Sean Crooks évoque sa philosophie et sa méthode, il ne fait aucun doute : la vie l’a guidé sur le bon chemin et il ne pouvait en être autrement pour lui. Positif, débordant de passion et déterminé, il serait capable de donner envie à quiconque de se mettre à cheval, de partir en concours et de travailler pour accomplir ses ambitions les plus folles. Pourtant, le fait de couper court à ses propres rêves n’a pas été une tâche aisée. “Cela a été difficile”, concède Sean Crooks. “Je me mettais tellement de pression pour concourir au plus haut niveau et être le meilleur possible. Je pense que cela vient aussi du fait que j’ai travaillé avec certains des meilleurs entraîneurs du monde. Lorsque mes hanches ont commencé à me gêner, j’ai senti que je n’étais plus aussi bon cavalier que je l’avais été auparavant. Ce constat n’a pas été facile à accepter… Je n’étais plus aussi souple et relâché que je l’étais. Cela a été d’autant plus difficile que j’étais encore jeune. Désormais, j’éprouve beaucoup de plaisir à voir mes élèves remporter des épreuves ou performer à haut niveau. C’est différent, mais à la fois très similaire. Peut-être que j’achèterai un cheval pour moi à un moment donné. Je pourrais reprendre du service. J’ai trente-six ans, je monte toujours et donne un coup de main à Ioli lorsqu’elle en a besoin avec ses chevaux. Je les monte, et j’essaye aussi des chevaux pour le commerce. Bien sûr, tout cela dans une moindre mesure qu’avant. J’ai eu la chance de concourir à haut niveau, avoir quelques réussites, puis de réaliser une transition couronnée de succès vers l’entraînement.”
Des influences variées et précieuses
Fort de ses expériences passées, de sa curiosité et de sa farouche volonté d’apprendre et de donner le meilleur de lui-même, Sean Crooks a, en effet, connu une transition semée de succès vers son nouveau rôle. Inspirante, sa méthode, qui mêle presque des éléments de psychologie et de développement personnel, a de quoi séduire. “J’aime l’idée de créer ma propre façon d’entraîner. Je dirais qu’il s’agit d’un mélange entre la vieille école, l’inculcation des bases et l’influence d’Eddie Macken et Norman Dello Joio, des cavaliers très classique dans le travail de dressage, avec un apport plus moderne où je regarde et analyse les données et m’appuie sur la science”, résume l’Américain. Il n’est donc pas rare de le voir faire travailler ses cavaliers avec un bâton dans le dos, retenu par leurs deux coudes - un exercice dont tout une génération se souvient encore -, mais aussi de puiser l’inspiration dans des livres d’autres grands entraîneurs, venus de divers horizons. “Il y a cinquante ans, on faisait les choses pour une raison. Aujourd’hui, il y a tellement d’opinions et différentes possibilités. C’est super, j’aime qu’il y ait diverses options, mais pour créer son propre système, il faut savoir prendre le meilleur de tout. J’ai pu fonder le mien grâce à mon passé, influencé par tous ces styles différents, que j’ai mélangés pour obtenir ma propre méthode d’entraînement. J’ai aussi étudié le parcours de plein de coaches. Pour moi, le meilleur coach du monde s’appelle John Wooden. Je lis et relis ses livres sans cesse. Il a entraîné l’équipe de basket de l’Université de Californie de Los Angeles, UCLA, dans les années soixante soixante-dix (précisément de 1948 à 1975, ndlr). Certains des meilleurs joueurs de basket ont intégré son programme. Il a été le coach de l’équipe d’UCLA pendant de longues années et il lui a fallu seize ans pour remporter son premier championnat. Ils ne l’ont pas viré et l’ont gardé. Après cela, il a remporté sept championnats d'affilée ! Désormais, il est considéré comme le meilleur coach, tout sport confondu, et ses livres sont fabuleux pour quiconque aime lire, apprendre et comprendre comment être un meilleur compétiteur, une meilleure personne et avoir confiance en soi. Je recommande n’importe lequel de ses livres. Je me rappelle la première fois que j’ai lu son histoire comme si c’était hier. Je me suis alors dit que je devais être moi-même et non pas essayer d’être quelqu'un d’autre. J’avais mes connaissances, et je me suis appuyé dessus pour créer mon propre système : un mélange entre la tradition, la modernité et quelques ingrédients fournis par mes lectures d’autres coaches, dans d’autres sports. Je trouve ce mix très important”, révèle l’Américain. “Lorsque je suis arrivé en Europe, j’apprenais encore de différents systèmes, de différents styles. Le fait d’avoir mélangé toutes mes expériences me semble être la clef. Apprendre et essayer d’être bon dans tout, plutôt qu’exceptionnel dans deux ou trois compartiments et mauvais dans deux ou trois autres, est mon idée de la perfection.”
La seconde partie de cet article est disponible ici.
Photo à la Une : Sean Crooks, ici à Milan. © Mélina Massias