Participer au CHI de Genève était un rêve pour Giulia Martinengo Marquet. L’Italienne, très régulière tout au long de la saison, et notamment sacrée championne d’Italie au printemps avec Scuderia 1918*Calle Deluxe, a prouvé que sa place était parmi l’élite de sa discipline. En plus d’accomplir son rêve en foulant la piste du plus bel indoor du monde, l’amazone de quarante-cinq ans s’est offert une brillante deuxième place avec le Selle Français Delta del’Isle, dans une épreuve particulièrement relevée. Rencontrée deux jours avant cet accomplissement qu’elle n’est pas près d’oublier, la pétillante Transalpine avait déjà des étoiles plein les yeux et de l’admiration à revendre pour ses complices à quatre jambes et les membres si importants de son équipe. Cinquante-cinquième mondiale en décembre, la mère de famille n’a jamais dérogé à son amour et son respect des chevaux. À l’heure où l’hyperflexion demeure toujours trop banalisée, cette dénicheuse et formatrice des talents de demain n’hésite pas à détendre son cheval de Grand Prix le nez au vent, sur les plus belles pistes du monde. Mieux encore, les trois chevaux qu’elle a présenté en Suisse le week-end dernier ont évolué sans guêtres postérieures et ce, sans exception. Maîtrisant la langue de Molière à la perfection, grâce à une immersion de trois mois dans les écuries du champion français Éric Navet offerte par sa mère en guise de cadeau de fin d’études voilà vingt-six ans déjà, Giulia Martinengo Marquet est revenue avec bienveillance et bonheur sur une saison réussie à tout point de vue, sur sa famille, son système, ses trois cracks, mais aussi sur l’univers du saut d’obstacles de haut niveau. Un entretien à découvrir en deux épisodes.
La première partie de cette interview est à (re)lire ici.
Scuderia 1918*Calle Deluxe vous a permis de décrocher votre troisième titre de championne d’Italie au printemps dernier. Pouvez-vous en dire plus sur ce cheval ?
Calle Deluxe a une histoire plus classique que Delta del’Isle. Nous l’avons acquis avec mes sponsors, Scuderia 1918 lorsqu’il avait sept ans. Il a maintenant douze ans et cela fait donc cinq ans que nous évoluons ensemble. On a tout fait ensemble. En 2023, il avait déjà gagné deux Grands Prix, dont un CSIO 3*, en plus d’autres résultats, mais cette année, c’est comme s’il avait explosé ! À une période, il était un peu seul pour tout faire. Mais avec l’arrivée de Delta et Captain Morgan, il a pu souffler. Tous les trois se complètent très bien et permettent que toutes les compétitions ne reposent pas sur les épaules d’un seul cheval ; elles sont bien divisées entre les trois chevaux. Je pense que c’est l’ingrédient phare de ma bonne saison. Calle est un cheval incroyable, mon fidèle partenaire. Si Delta est la star totale, lui est le parfait soldat : il est toujours là pour aider, il peut faire la qualificative du premier jour, celle du deuxième jour, sauter le Grand Prix quand Delta fait la Coupe et inversement. Il a pris part à la Coupe des nations du CSIO 4* de Varsovie et a contribué à la victoire de l’Italie. Il est le cheval le plus versatile que j’ai jamais connu. Il dit toujours oui, il est toujours prêt. J’ai une relation très particulière avec lui, tout comme toute l’équipe, car il est très doux. C’est un ours en peluche !
Quid de Captain Morgan Weering ?
À neuf ans, Captain Morgan est le plus jeune du trio. Il appartient à Luigi Baleri, fidèle soutien de Martin Fuchs. Martin trouvait que Captain Morgan avec des caractéristiques qui le rendaient parfait pour moi. C’est un cheval assez petit et Martin est très grand. Nous avons donc noué un partenariat et depuis un an et demi, Captain Morgan est dans mes écuries. Nous avons fait de bonnes choses ensemble et Martin et Luigi sont contents qu’il fasse de bons concours. C’est magnifique de pouvoir avoir un autre bon cheval comme lui. Martin avait toujours dit qu’il s’agissait d’un cheval fantastique, mais qu’il était peut-être un peu petit pour lui. Résultat ? Je me retrouve avec un cheval formidable ! Je dois vraiment remercier Luigi et Martin pour cela. Tout est parti de Martin : j’avais vu Captain Morgan, mais je ne le connaissais pas trop. Il avait tout juste huit ans quand Martin m’a dit qu’il pensait qu’il serait parfait pour moi. Je suis très reconnaissante de pouvoir le monter.
Le but n’est donc pas de vendre ces trois chevaux, du moins pas à court terme et vous devriez pouvoir continuer à profiter du sport ?
Il ne faut jamais dire cela, mais j’ai l’impression de pouvoir mettre en place un programme à assez long terme. C’est fantastique. C’est peut-être la plus belle chose qui pouvait m’arriver. J’ai l’impression de pouvoir avoir des projets. J’avais tutoyé le haut niveau, mais jamais dans la continuité. Je n’ai jamais été frustrée, du tout, mais nous étions propriétaires de la plupart des chevaux que je montais à haut niveau, et, lorsque le bon moment arrivait, nous les avons toujours vendus. Je n’ai jamais regretté cela, mais j’apprécie aussi de pouvoir compter sur ces chevaux en ce moment. Je ne peux pas dire que ce n’est pas magnifique !
“Les chevaux sentent lorsqu’on est dans une énergie et une attitude positive”
Certains de vos jeunes chevaux vous semblent-ils en mesure de prendre la relève et d’atteindre à leur tour le très haut niveau dans quelques temps ?
On achète beaucoup de jeunes chevaux et toujours avec cette idée-là, oui. Nous sommes toujours motivés et persuadés qu’ils peuvent être des stars. Cela étant, si l’on prend l’exemple des chevaux présents ici à Genève, je pense qu’il fallait avoir une boule de cristal pour pouvoir dire, il y a quelques années, qu’ils arriveraient à ce niveau ! On a des sensations, un feeling, mais la vérité c’est qu’on ne sait jamais. Le mental fait souvent la différence. J’ai toujours dit que Calle était un cheval très positif dans son travail, mais de là à assurer qu’il évoluerait au niveau qui est le sien aujourd’hui… Il est l’un des meilleurs chevaux que j’ai montés. Quand on achète un jeune cheval, on en achète plusieurs. De cette façon, on a plus de chance que l’un d’eux soit véritablement la relève. On ne se focalise pas sur une seule monture ; sinon, on peut se tromper très rapidement. Nous élevons un peu, mais cela reste vraiment un hobby. Nous achetons davantage. Nous essayons aussi de nouer des partenariats, afin de nous assurer d’avoir quatre ou cinq chevaux par génération. Ce n’est jamais une garantie, mais cela nous permet d’envisager la suite, à haut niveau, plus sereinement. Nous sommes toujours motivés par la vente et le commerce, mais l’ambition principale est de progresser sportivement.
Plusieurs très bons chevaux sont passés par vos écuries, à l’image de Chiara 222, excellente partenaire de Ludger Beerbaum par la suite, ou ont été formés au sein de votre système. Quel est votre secret pour amener les jeunes chevaux à exprimer le meilleur de leur potentiel ?
Je ne sais pas… Si je réfléchis, il y a une chose qui me vient en tête, et c’est peut-être très romantique et un peu abstrait, mais je dirais l’amour des chevaux, le fait d’essayer de les comprendre. Je suis persévérante et je vis pour essayer de trouver la clef de connexion avec eux ; c’est peut-être l’un de mes points forts. Cela ne fonctionne pas forcément à chaque fois, mais je pense que considérer un cheval comme un phénomène ou une star permet d’arriver à quelque chose de bien. Ce n’est pas de la magie : les chevaux sentent lorsqu’on est dans une énergie et une attitude positive. Ensuite, il y a évidemment tous les aspects techniques et le fait de prendre le temps. Nous ne sommes jamais pressés. C’est un avantage d’être propriétaire de ses chevaux : on n’a jamais la pression du résultat et on peut penser à long terme. Grâce à mon mari et les propriétaires autour de nous, j’ai toujours été dans les bonnes conditions et je n’ai jamais eu à mettre de pression aux chevaux. Mon énorme passion pour les jeunes chevaux est aussi un atout. J’adore les monter et les comprendre. À long terme, ils me rendent tout cela. Finalement, il n’y a pas de grand secret. Notre sport peut être très frénétique et on peut rapidement se dire “ce cheval de six ans doit sauter 1,30m maintenant parce que les autres de son âge le font” ou “si mon sept ans ne fait pas les Ranking an deuxième partie de saison, ce n’est pas bon signe”. On peut vite tomber dans cet horrible cercle vicieux. Chez nous, on cherche à en rester le plus loin possible. Parfois, les chevaux sont prêts et peuvent passer un nouveau palier dans leur formation ; d’autres fois, ils ne le sont pas et il ne faut pas les pousser. J’ai la chance d’être dans cette mentalité grâce aux gens qui m’entourent, à mon environnement. Je peux respecter cette échelle de progression.
Dans un récent échange avec Worldofshowjumping, vous évoquiez un manque de horsemanship, notamment chez la nouvelle génération. Que faire pour y remédier ?
Je pense que c’est surtout à nous de faire quelque chose. Les grands cavaliers, qui comptent parmi les meilleurs mondiaux, devraient raconter leurs histoires. Les trente ou cinquante premiers du classement mondial sont là depuis longtemps. Cela est synonyme de horsemanship. Il n’y a pas de secret ! J’aimerais que chaque jeune puisse écouter les histoires de ses idoles. Je suis certaine que Steve Guerdat, Ben Maher ou Ludger Beerbaum sont les idoles de beaucoup de monde. Et ils viennent de loin, d’un long travail. Ils connaissent les chevaux. On peut avoir tout l’argent du monde, on ne peut pas acheter cela. Écouter, être capable de former un jeune cheval font partie des fondamentaux : soit on passe à travers, soit on les acquiert. Il faut également avoir l’amour des chevaux et le désir de comprendre le succès des vrais cracks de notre sport. Il faut leur poser des questions. Les meilleurs du monde ont forcément des histoires de horsemanship à raconter. Même au-delà des cinquante premiers mondiaux ; il y a des gens comme Jeroen Dubbeldam, qui a tout gagné dans sa vie et n’a jamais figuré parmi les dix meilleurs du monde. Encore une fois, la clef réside dans la passion des chevaux, de nos connaissances à leur égard et de notre capacité à résoudre les problèmes que l’on peut rencontrer. Il faut avoir les bons instruments pour les surmonter ; sinon, on en vient à changer de cheval…
“L’élevage est une petite partie de notre activité, mais une grande passion !”
Comment se porte votre élevage, Biancaluna, initié il y a quelques années ?
Ce n’est qu’un hobby ! Je n’ai pas grand-chose à dire. Quand on a deux, trois juments, qui ont été des partenaires sportives formidables, à la retraite, on a envie de poursuivre l’histoire. C’est seulement ça, je n’ai pas vraiment d’ambitions. On travaille déjà vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et on se dit “tiens, et si on élevait aussi ?” (rires) C’est une petite partie de notre activité, mais une grande passion !
Avez-vous déjà commencé à monter les produits de votre élevage ?
Oui, oui ! Verdine, une jument avec laquelle j’ai remporté les championnats d’Italie et la Coupe des nations de Rome avec l’équipe italienne, a été blessée. C’était une blessure sportive, donc rien de génétique. Elle a eu plusieurs poulains. Je monte notamment deux six ans, qui en auront sept en 2025, par Chacco-Blue. Je les adore ! Mais je les garde bien au chaud, dans l’ombre !
L’Italie retrouvera le sommet du sport en intégrant le circuit de la Ligue des nations Longines la saison prochaine. Selon vous, quels sont les points forts et les points faibles de votre escouade nationale ?
Nos forces : nous avons des cavaliers formidables, comme Lorenzo de Luca, qui m’a donné des frissons jeudi soir dans le Trophée de Genève (en terminant deuxième avec l’exceptionnel Denver de Talma, ndlr), Piergiorgio Bucci, Emanuele Camilli, Giacomo Casadei, Alberto Zorzi et beaucoup d’autres. Nos cavaliers sont forts, mais je pense surtout qu’ils ont de bons chevaux en ce moment. Notre point faible est toujours qu’il n’y a pas énormément de cavaliers ! En ce moment, nous avons plus de très bons chevaux que d’habitude, mais nous ne sommes jamais une nation avec un immense réservoir de monture ou de cavaliers. Nous devons cibler nos objectifs et être très sages dans nos choix, mais je crois que l’Italie vit une bonne période.
Avez-vous des rêves sportifs ? Lesquels sont-ils ?
Toujours ! Quand on a de bons chevaux, comme ceux que j’ai actuellement, on rêve beaucoup plus. Ce sont toujours les prochains championnats, un jour, j’espère, les Jeux olympiques, participer à des concours comme celui de Genève et toujours faire de mieux en mieux. Je suis toujours motivée ! J'adore le sport et je suis très compétitive, et cela n’est pas incompatible avec l’amour des chevaux. À chaque fois que je suis en tribunes pour une belle épreuve, je me revois enfant, en train de regarder mes idoles au paddock. Et je vois encore tous ces grands cavaliers avec le même regard enfantin. Je crois que c’est une bonne chose.
“À la fin de mes études, ma mère m’a offert le plus beau cadeau que j’aurais pu avoir : un stage de trois mois chez Éric Navet”
Avant de lancer pleinement votre carrière sportive, vous avez étudié à l’Université de Venise. Avez-vous toujours su que vous vouliez travailler avec les chevaux ?
Oui. Ma mère disait toujours qu’il fallait avoir un plan B. Elle m’a toujours soutenue dans mes choix, mais dans son esprit, tout était simple : je devais aller à l’université. Elle me disait “tu peux monter, alors tu peux aussi étudier”. Et puis je n’ai pas choisi un parcours en ingénierie nucléaire ! J’ai suivi une formation en histoire, art et littérature. Grâce à ce diplôme, j’avais une solution de repli, un papier en poche. Je dois remercier ma mère : pas pour mon parcours universitaire en tant que tel, mais bien pour l’ouverture d’esprit que cela m’a apporté, pour le fait d’être capable de parler d’autre chose que des chevaux. Il faut être ouvert pour tout, y compris dans ce sport. Le milieu a beaucoup évolué et ne pas avoir une vision obtuse fait parfois la différence. Avoir étudié et être capable de parler d’autres choses, avec des gens issus d’un autre univers, apporte quelque chose. Ma mère voulait me donner une chance en plus et je comprends très bien sa démarche. Je suis totalement d’accord avec son point de vue : si c’est possible, alors pourquoi pas ! À la fin de mes études, ma mère m’a offert un cadeau absolument magnifique, le plus beau que j’aurais pu avoir : un stage de trois mois chez Éric Navet. J’ai tellement appris à ses côtés ! Je pouvais monter ses chevaux et il passait beaucoup de temps à la maison à cette période-là. Éric était une idole et nous avons encore aujourd’hui une relation très spéciale. C’est plus qu’un ami. J’avais dix-neuf ans lorsque je suis allée chez lui et ce fut une expérience formidable !
En dehors des chevaux, aimez-vous vous adonner à d’autres activités ?
J’adore lire ! Cela me permet de prendre du temps pour moi et de m’aérer l’esprit. L’amour des chevaux est une chose, mais il peut parfois être un peu étouffant. Prendre une demi-heure par jour pour moi n’est pas grand-chose, mais c’est beaucoup. J’adore aussi le cinéma. Mes occupations sont assez simples, mais il faut aussi être réaliste. Je pourrais dire que j’adore voyager ; si nous le faisons une fois par an, c’est déjà bien, mais pas suffisant pour rester frais mentalement. Il est plus facile de mettre des choses simples en place, comme sortir au cinéma ou lire un peu chaque jour. Cela me permet d’avoir un bon équilibre et penser à autre chose pendant quelques minutes. Cela fait du bien. Et puis j’ai aussi ma fille, Bianca. Avec elle, ce ne sont pas seulement les chevaux. On passe du temps ensemble, on fait des choses différentes, de la pâtisserie, jouer avec les chiens, etc. C’est génial, j’adore nos moments ensemble !
Photo à la Une : Giulia Martinengo Marquet pense le plus grand bien de son crack Selle Français Delta del'Isle. © Mélina Massias