‘‘Prendre en compte l’opinion du cheval’’, Hélène Roche

Comportements et Postures, Mon cheval est-il heureux à l’écurie ? ou encore Les chevaux nous parlent… si on les écoute, lauréat du Prix Pégase en 2018, entre autres, sont autant d’ouvrages réalisés par l’éthologue Hélène Roche. Depuis une vingtaine d’années, la médiatrice scientifique observe le comportement des chevaux, apprenant à traduire leur langage. Passionnée par la transmission et le partage de ses connaissances, c’est avec plaisir qu’elle revient pour Studforlife sur la notion et la quête du bien-être équin, dans une société de plus en plus soucieuse d’y répondre.
En préambule à cette interview, pensez-vous qu’il puisse exister une équitation heureuse ?
Oui. J’en suis régulièrement témoin. Ce n’est absolument pas incompatible.
Humains et chevaux peuvent donc vivre ensemble en harmonie ?
Attention, ce n’est pas la même chose. Équitation et vivre en harmonie sont deux choses distinctes. L’équitation est une composante parmi d’autres de l’interaction entre humains et chevaux. Mais à cette question aussi, on peut répondre par l’affirmative.
Justement, pour tendre vers cette harmonie, il semble désormais acquis que la règle des 3F pour ‘‘Fourrage, Friends et Freedom’’ (fourrage, interaction entre congénères et liberté de mouvement) soit la base des conditions de vie à apporter à un cheval. Mais qui dit base dit autres besoins ?
Effectivement. Les 3F correspondent aux piliers fondamentaux, au sein desquels existent des nuances et qu’il faut appréhender du côté du cheval. Par exemple, concernant l’interaction avec des compagnons, il faut être sûr que les individus s’acceptent et s’entendent bien, et non se contenter de mettre un cheval en troupeau pour qu’il vive avec des congénères. De même, distribuer des fibres à volonté est primordial, mais le cheval doit être capable de les digérer et bien se porter. Il faut faire attention à toutes ces nuances. Outre ces trois éléments fondamentaux, il y a la manière dont l’humain se comporte. Et puis il y a l’éthique et l’évolution du regard et des attentes de la société. Nous parlions auparavant d’équitation : aujourd’hui, certaines personnes conçoivent leur relation avec les chevaux ou les poneys sans forcément monter dessus. Ce n’est plus un but en soi… Enfin, il faut aussi bien comprendre la santé du cheval : beaucoup de paramètres entrent en compte, et les connaissances scientifiques nous permettent d’avancer et d’être toujours plus au fait de ce qui peut satisfaire les besoins d’un cheval. Au-delà de ses besoins, il faut prendre en compte ce qui peut satisfaire son bien-être, qui intègre aussi une dimension psychologique de l’animal. Ce n’est pas juste physique.
Pour y parvenir, l’observation reste l’une des clés ?
Oui, mais il faut y être formé. Il est nécessaire d’acquérir ces clés d’observation, sinon on peut aisément partir sur des interprétations fausses et faire des projections inappropriées comme on le voit de plus en plus. Par exemple, beaucoup considèrent comme de la maltraitance l’absence de couverture pour un cheval vivant dehors 24h/24, or cela est faux. Concrètement, pour savoir si un cheval est bien, il faut savoir observer à partir de paramètres objectivables pour juger de sa situation à un instant T. Donc il faut se former à cette observation.
Quels sont ces caractères objectivables ?
Les signes de douleur, par exemple, ont été mis en avant, notamment à travers les échelles faciales de la douleur chez le cheval, seul et monté. Il y a eu des publications sur ce sujet, réalisées notamment par des vétérinaires. Il y a aussi les troubles du comportement. C’est de plus en plus acquis que les stéréotypies chez le cheval – comme le tic de l’ours, le fait de se frotter les dents, etc. – sont en lien avec son environnement et ses conditions de vie. On continue de les appeler des vices et des curies, un peu comme s’il s’agissait de défauts de l’animal, mais elles sont de plus en plus interprétées comme des troubles du comportement. Des conséquences du mode de vie, passé ou actuel, du cheval.
L'interaction entre individus est l'un des fondements du bien-être équin. ©Istock
Ces paramètres objectivables sont-ils les seuls éléments à prendre en compte ?
Il faut tenir compte à la fois des paramètres comportementaux et des paramètres médico-vétérinaires. Les deux sont des éléments scientifiques objectivables et se complètent. Souvent, des études scientifiques montrent qu’on obtient des éclairages de ce qu’il se passe sur le plan physiologique grâce aux paramètres comportementaux. Il existe des indicateurs de mal-être qui peuvent être confirmés biologiquement. Des éléments peuvent ainsi déjà alerter avant même de réaliser une prise de sang, par exemple. Plusieurs travaux scientifiques permettent d’avancer en ce sens, à l’image des recherches d’Alice Ruet ou Léa Lansade à l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE).
Que répondez-vous à ceux qui vous diraient que les chevaux en compétition sont ronds, beaux, le poil brillant, l’œil vif, bref qu’ils semblent plus heureux que des chevaux à l’air apathique mangeant en groupe dans un pré ?
Un cheval a beau avoir un poil brillant et l’œil vif, il peut, en fait être excité, inquiet. C’est en usant des observables que l’on pourra objectiver tout cela. De plus, il faut faire attention aux impressions et aux travers que l’on pourrait croire. De fait, un cheval propre est plus agréable à regarder qu’un cheval recouvert de terre. Pour autant, le premier n’est pas forcément plus heureux que le second. Cela s’appelle de l’anthropomorphisme.
Le bien-être n’est pas à prendre en compte à un seul moment dans une seule situation donnée. On le mesure sur l’ensemble de la vie d’un individu, au quotidien. Une situation au travail et un instant T dans un pré avec des mouches ne sont pas forcément comparables. Le bien-être regroupe un ensemble de paramètres, de conditions de vie qui couvre 24h. Il faut donc observer le cheval dans différentes conditions, notamment lors d’interaction avec les humains – dont l’équitation fait partie – mais aussi lors de soins, l’alimentation, le fait de faire des choses tout seul et la proportion de temps passé pour chaque activité. Si la vie du cheval n’est régie que par l’emploi du temps de l’homme, il n’a pas la possibilité de faire de choix et il subit le fait d’être nourri, sorti, rentré, etc. Or, aujourd’hui, la notion de choix fait partie des paramètres favorables au bien-être.
Qu’entendez-vous par là ? Le cheval, s’il a des ressentis, ne pense pas non plus comme nous. Il ne se dit pas, par exemple : « Je n’ai pas envie de travailler. » En lui accordant ces pensées, n’est-ce pas une autre manière de tomber dans l’anthropomorphisme ?
Si, tout à fait. C’est là que les éléments observables de son comportement vont pouvoir nous renseigner. Tout comme son état de santé, car nous sommes parfois obligés de faire des compromis. Par exemple, des individus souffrant d’un syndrome métabolique équin et qui ont tendance à être trop gros, devront, par exemple, porter un panier pour limiter l’ingestion d’herbe. Dans ce cas précis, il y aura donc une altération de leur bien-être, mais pour leur bien. Nous disposons de paramètres de santé et de comportements à observer, scruter et ajuster au quotidien. En sachant que ce qui convient aujourd’hui ne sera pas forcément bien demain, et inversement. Il faut aussi prendre en compte les temps d’adaptation à des situations et des changements, par exemple. Il faut parfois laisser du temps au temps. Je parle ainsi de prendre en compte l’opinion du cheval, c’est-à-dire ce qui se traduit par son comportement, son humeur, son état psychologique et les paramètres biologiques qui peuvent se répercuter par rapport à son état émotionnel.
Le bien-être est-il plus accessible aux chevaux sauvages ?
Pas nécessairement. Bien-être et mal-être existent tant chez les chevaux sauvages que domestiqués. Cependant, s’il peut exister un profond mal-être chez certains chevaux sauvages, il n’est pas lié à l’humain. En revanche, chez les chevaux domestiques, la responsabilité de l’humain est conséquente. En tout cas, nous nous sentons concernés, car les chevaux dépendent de nos choix. De leur côté, les chevaux à l’état sauvage n’ont pas d’autre choix que de subir ce qu’il se passe dans leur environnement. Donc dans les deux cas, on peut rencontrer du bien-être et du mal-être.
Quelles seraient, selon vous, les questions à se poser pour faire avancer le bien-être équin ?
On peut revenir aux fondamentaux soulignés au début : est-ce que je satisfais les besoins de mon cheval ? Présente-t-il, la plupart du temps, un état de bien-être ou ce dernier est-il dégradé ? Il faut voir cela au fil du temps, sur plusieurs mois, voire plusieurs années. De toute façon, le bien-être n’est pas un état permanent. C’est normal qu’il y ait des hauts et des bas, mais il est important que ça n’aille pas trop bas et, surtout, pas de notre fait. Cela étant, nous ne sommes pas responsables en cas de maladie, par exemple, qui dégrade aussi le bien-être, mais nous pourrons alors apporter un mieux-être, contrairement aux chevaux sauvages. En conclusion, il faut garder en tête qu’il y a toujours des ajustements à trouver, tout en restant le plus possible à l’écoute des besoins de son cheval et de la manière dont il ou elle perçoit les situations.
Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
Concrètement, je ne fais pas de recherche en éthologie, mais de la recherche avec de l’éthologie. C’est un peu particulier. Actuellement, je participe à des ateliers autour de l’Histoire vue et vécue du côté des chevaux, comme on envisage l’histoire en classes. Or, à l’école, on enseigne uniquement l’Histoire du point de vue des humains. Là, nous travaillons du côté des animaux, notamment des chevaux, en étudiant des traces écrites au fil des siècles, par exemple, ou en nous penchant sur des ossements. Qu’est-ce que ces derniers racontent de la vie des chevaux à ces époques ? Et comment ces derniers l’ont-ils vécue ? On parle ainsi de biographies équines ou d’hippographies pour raconter une autre version de l’Histoire.
Pouvoir bouger librement et manger du fourrage à volonté font partie des besoins fondamentaux des chevaux. ©Istock
Dans cette optique, les éditions Tallandier ont récemment fait paraître un livre intitulé Une histoire animale du monde, sous la direction d’Éric Baratay…
Effectivement. Je n’ai pas travaillé sur ce livre, mais en mars dernier, nous avons réalisé un atelier spécifique sur l’Histoire vue sous le prisme des chevaux, toujours sous la direction d’Éric Baratay, et à partir duquel nous sommes en train de rendre les textes qui devraient donner naissance à un ouvrage en 2026. Parallèlement, je prépare de mon côté la rédaction d’un livre sur des histoires de chevaux, des personnalités équines et ce qu’ils vivent au quotidien en tant que chevaux sauvages – non manipulés. Des chevaux de Przewalski qui ont l’habitude d’être observés par des humains mais qui vivent des histoires de chevaux. Mais, justement, c’est quoi des histoires de chevaux hors contexte d’une vie domestique ?
Photo à la Une : Depuis de nombreuses années, Hélène Roche étudie et observe le comportement des chevaux de Przewalski de l’association Takh. ©Istock