Sans Ben Maher, Enjeu de Grisien n’aurait peut-être pas éclos si tôt au plus haut niveau. Sans ses naisseurs, le fils de Toulon et petit-fils d’Andiamo n’aurait jamais vu le jour. Et, surtout, sans Virginie Thonon, qui a permis de mettre en lumière son talent, et sans Delphine et Patrick Huyse, ses anciens propriétaires, son destin aurait pu être tout autre. Délicat, impétueux, débordant d’énergie, le petit Selle Français a eu le bonheur de faire les bonnes rencontres, au bon moment, lui permettant aujourd’hui d’étaler son immense potentiel aux yeux du monde entier. Retour sur le destin de ce hongre de dix ans pas comme les autres.
Écoute, patience et conviction. Ces trois ingrédients ont été indispensables à la réussite de l’électrique et non moins talentueux Enjeu de Grisien, l’une des montures de tête du triple médaillé d’or olympique Ben Maher. Ensemble, le duo a remporté l’étape de la Coupe du monde de Londres, en décembre 2023, avant de terminer deuxième du Grand Prix CSIO 5* de Hickstead, à l’été 2024, un an après ses débuts à ce niveau. Avant le CSIO 5* de Calgary, qui semble déjà lui réussir, le Selle Français n’avait disputé que treize épreuves à 1,60m, pour une victoire et deux deuxièmes places en Grands Prix 5*.
Enjeu de Grisien semble se plaire sur l'immense piste en herbe de Calgary. © Sportfot
Coup de foudre en Seine-et-Marne
Né en Seine-et-Marne, Enjeu de Grisien, fils de Toulon et Nobless des Fontaines (Andiamo), est resté à l’élevage de Grisien, co-fondé par Clémentine Wacquiez et son ex-mari, Adrian Kell, jusqu’à son sevrage seulement, Delphine et Patrick Huyse, éleveurs et marchands belges au regard affûté, ayant rapidement flashé sur lui. “Nous nous sommes rendus à l’élevage de Grisien afin de récupérer un cheval que nous avions vendu à un client parisien. Par hasard, mon mari a discuté avec les éleveurs, qui nous ont présenté quelques produits de leur élevage, dont Enjeu, qui était encore sous la mère”, se souvient Delphine Huyse, à la tête du tout bon affixe de la Pomme d’Or, sis à Warcoing, dans le Hainaut. “Nous avons vu Enjeu évoluer aux trois allures avec sa maman, Nobless des Fontaines. Mon mari a l'œil et a tout de suite remarqué qu’Enjeu se déplaçait bien. Nous avions également vu des vidéos de sa maman, qui était assez ingérable mais vraiment exceptionnelle en liberté. Nous avons eu un coup de cœur pour ce poulain et l’avons acheté. Évidemment, avec un si jeune poulain, on ne sait jamais si les choses vont évoluer dans le bon sens ou non, mais mon mari s’est basé sur son expérience et son intuition.” Et grand bien lui en a pris.
Enjeu de Grisien âgé de quelques jours, chez ses naisseurs et avant de rencontrer ses futurs propriétaires ! © Collection privée
Un trop plein d’énergie à canaliser
Si, aujourd’hui, l’histoire est belle, il aurait pu en être bien autrement. Pétri de sang et extrêmement difficile, comme l’était sa mère, Enjeu demande du temps et de la persévérance. “Le chemin a été long et compliqué”, avoue Delphine Huyse, qui a conservé son protégé durant sept années. “Enjeu était très compliqué à gérer. Pour cette raison, nous ne l’avons que très, très peu sorti dans sa jeunesse. C’est déjà notre politique avec nos autres chevaux : nous prenons toujours le temps de les laisser évoluer à leur propre rythme. Mais avec Enjeu, les choses étaient vraiment difficiles. Peu ont cru en lui, mais nous avons continué à le faire, parce que nous savions qu’il était exceptionnel. Il fallait réussir à canaliser son énergie, son trop plein de sang. Au début, il était complètement incontrôlable ! Ce n’était vraiment pas gagné d’avance…”
Sans la patience de Delphine et Patrick Huyse, et sans le travail et le talent de Virginie Thonon, le destin d'Enjeu de Grisien aurait pu être bien différent. © Sportfot
À cinq ans, Enjeu est présenté à Virginie Thonon, qui l’initie à la compétition, sur des épreuves nationales entre 1,00 et 1,20m. “Je monte pour Delphine et Patrick Huyse depuis très longtemps. Ce sont des gens adorables, qui sont aussi éleveurs et achètent beaucoup de chevaux. Comme leurs chevaux ne commencent jamais leur formation trop tôt, Enjeu n’est pas sorti à quatre ans. Ils m'amenaient Enjeu une fois par semaine afin que je le monte lors de son année de cinq ans, mais il était très, très compliqué, extrêmement chaud et ce système ne lui convenait pas. Mon cavalier maison, Florent Nicaise, est allé le monter directement chez eux et a fait quelques parcours avec lui, mais l'éloignement géographique et l'organisation d'un tel fonctionnement nous ont poussé à arrêter là”, retrace Virginie Thonon. Après ces premiers parcours sous la selle de la cavalière belge, Enjeu en dispute une poignée supplémentaire, jusqu'à l'été 2020 avec Florent Nicaise d’abord, puis de Jordy van Massenhove.
“Après avoir été monté par Virginie, nos cavaliers maison ont pris le relais avec Enjeu. Nous l’avons fait travailler sur des petits obstacles, tout en douceur. L’essentiel du travail a été réalisé à la maison. Nous l’avons emmené à la plage, avons fait beaucoup de balades avec lui et, apparemment, cela a bien fonctionné ! Sauter, il n’y avait pas de problème : il savait le faire. Je n’aime pas dire cela, mais si Enjeu est ce qu’il est aujourd’hui, c’est uniquement grâce à notre patience et notre conviction”, glisse Delphine Huyse.
Il aura fallu beaucoup de patience pour voir le potentiel du fils de Toulon éclater au grand jour. © Sportfot
En 2021, Enjeu effectue un passage de plusieurs mois au sein des écuries d’Edward Levy. Le Tricolore ne le montera qu’à l’occasion de quatre parcours à 1,20 et 1,25m, préférant laisser à Mathis Burnouf puis à Theo Ogorzaly la charge d’aguerrir le bai sur le circuit national. Finalement, Enjeu retrouve sa première cavalière de concours : Virginie Thonon. Cette fois, la Belge peut assurer un vrai suivi avec le fils de Toulon, et va le métamorphoser au cours de l'année 2021.
Enjeu de Grisien, ici sous la selle d'Edward Levy en 2021. © Agence Ecary
Récolter le fruit d’un long travail de patience
“Delphine et Patrick Huyse m’avaient confié Spike vd Withoeve, avec qui je refaisais de chouettes épreuves. Ils étaient venus me voir à Oliva, où il m’avait proposé de récupérer Enjeu. Comme j’avais déjà beaucoup aimé le cheval à cinq ans, j’ai accepté. Dès son retour, à partir de fin octobre, début novembre, nous nous sommes beaucoup investis dans son travail et son évolution. Il avait besoin de répéter les entraînements afin de trouver du relâchement", reprend Virginie Thonon. Grâce à son système, son expérience et de nombreuses heures de travail, l'amazone révèle le talent de son partenaire de jeu au grand jour, lors de leur seule et unique sortie internationale, en décembre 2022. “À partir de là, tout le monde s’est affolé, tout le monde nous a appelé pour l’acheter”, se souvient-elle, fière du chemin parcouru. “J’ai toujours dit qu’Enjeu était bon, mais il était vraiment compliqué au début. Dès le départ, j’ai senti énormément de sang, une énergie débordante et le dernier respect. On ne pouvait pas trop juger ses moyens à cinq ans, tant il courait dans le pied des obstacles et était respectueux. Je l’aimais bien à cinq ans, mais je ne croyais pas en lui autant que ses propriétaires. Delphine et Patrick n’ont jamais douté. Lorsque j’ai récupéré Enjeu à sept ans, j’ai dit qu’il s’agissait d’un crack, d’une bombe ! Le sentiment qu’il procurait était très spécial, malgré son petit mètre soixante-quatre au garrot.”
Parmi les personnes ayant manifesté leur intérêt pour faire l’acquisition d’Enjeu, un certain Ben Maher. Le Britannique, qui vient alors d’être sacré champion olympique individuel à Tokyo quelques semaines plus tôt, essaye la star de l’affixe de Grisien et relève immédiatement sa petite taille. Mais cela ne le refroidit pas et les qualités du Selle Français le convainquent. Affaire conclue : Charlotte Rossetter et Pamela Wright deviennent les heureuses nouvelles propriétaires d’Enjeu de Grisien.
Enjeu de Grisien est l'un des chevaux les plus petits du piquet de Ben Maher. © Sportfot
Des débuts balbutiants, avant un déclic avec Ben Maher
“Enjeu est tellement intelligent et le prouve encore maintenant ! Ce n’est pas du tout le style de mon mari de dire des choses comme ça, et pourtant, lorsque nous avons vendu Enjeu, il a dit qu’il ne serait pas surpris qu’Enjeu devienne un jour l’un des meilleurs chevaux du monde. Je crois qu’il ne s’est pas trop trompé !”, sourit Delphine. Et d’ajouter : “L’histoire a été déchirante lorsque nous nous sommes séparés d’Enjeu, parce que nous avons investi beaucoup de temps pour lui. Construire un cheval doté d’énormément d’énergie et de talent, sans pour autant être sûr du résultat, est très long. Nous sommes heureux que tout cela ait payé et de voir Enjeu briller au plus haut niveau.”
À l'avenir, Di Lampard sait qu'elle pourra compter sur le génial Selle Français pour défendre l'Union Jack. © Sportfot
Acquis tout début 2022 par les propriétaires de Ben Maher, Enjeu de Grisien ne retrouve la scène internationale, qu’il n’a alors foulé que pour trois parcours en décembre, que six mois plus tard. En juin, le Britannique présente pour la première fois sa nouvelle recrue aux yeux du monde entier. Si l’entente n’est pas encore parfaite, les sans-faute et les résultats sont bien là. Malgré sa petite expérience des compétitions, Enjeu se produit notamment à Aix-la-Chapelle et Hickstead, dans les épreuves réservées aux chevaux de huit ans, avant de se classer huitième à Genève, lors de son premier parcours à 1,55m, confirmant alors tout le travail de l'ombre effectué par Virginie Thonon un an plus tôt. Le fils de Toulon passe ensuite l’hiver en Floride, mais son cavalier se blesse et doit rester à pied pendant plusieurs semaines. Qu’à cela ne tienne, le duo, qui apprend encore à se connaître, revient avec panache au printemps 2023. Les deux complices décrochent une nouvelle huitième place à 1,55m, cette fois du côté d’Aix-la-Chapelle, puis s’alignent au départ de leur premier Grand Prix 5* commun, fin juillet, à Hickstead. Si la prestation se solde par deux fautes et un point de temps dépassé, elle ouvre une nouvelle ère pour Enjeu de Grisien. “Au départ, je trouvais Enjeu très difficile. Il n’aimait pas du tout ce que je faisais sur son dos. Bien que conscient de son talent, à un moment donné, j’ai même failli reconnaître que j’étais incapable de le monter et le confier à quelqu’un d’autre. Un jour, j’ai décidé de le monter de façon opposée à ce que je lui proposais jusqu’alors. C’est là qu’il a commencé à réussir des sans-faute, à gagner en confiance et à s’améliorer. Le déclic a eu lieu en octobre 2022 et il a enchaîné avec les concours de Genève et Londres, où il a pu prendre part à des épreuves plus sérieuses. J’ai alors senti qu’il commençait à prendre confiance en moi. Il y a encore beaucoup d’axes d’amélioration, mais je crois que nous sommes sur la bonne voie”, confie ainsi Ben Maher à GRANDPRIX, à la fin de l’année 2023.
À peu de choses près, Ben Maher a failli laisser filer l'une des meilleures cartouches de son écurie, la faute à une entente difficile à leurs débuts. © Sportfot
Désormais, le jeune et fougueux Selle Français est dans la cour des grands. Après une fin d’été 2023 plutôt calme, le bai enchaîne les classements et prend la deuxième place de l’étape de la Coupe du monde Longines de Madrid, avant de remporter celle de Londres. La saison 2024 démarre sur les chapeaux de roues, avec une victoire en Grand Prix 3* à Wellington, puis un manque de chance considérable dans les épreuves reines des CSI 5* de Bois-le-Duc et Paris, où le couple sort de piste avec quatre points. Les Jeux olympiques passés, tous deux prennent leur revanche à Hickstead, terminant au deuxième rang du Grand Prix CSIO 5*, à un rien de la victoire.
Un lion au cœur tendre
Delphine Huyse, particulièrement attachée à son ancien protégé, ne peut que se réjouir de ces résultats. D’autant que le petit bai révélait un caractère des plus agréables. “Enjeu était adorable ! C’était un cheval tellement attachant, sensible, mais qui était toujours dans la douceur, dans la finesse”, loue-t-elle. “Lorsqu’il était monté, il se transformait en volcan ! Il avait un trop plein d’énergie.” Et Virginie Thonon, qui collabore avec la famille Huyse depuis près de quinze ans et a grandement participé à l'éclosion du talent d'Enjeu sur le devant de la scène, de confirmer : “Enjeu avait un super caractère. Il était extrêmement gentil et facile aux soins. Il fallait seulement gérer son énergie débordante. D’ailleurs, en discutant avec Ben Maher à Genève, il m’a confié qu’il avait eu du mal à gérer le sang d’Enjeu au départ. Et puis, du jour au lendemain, le cheval a passé un cap, a mûri, et son énergie est devenue beaucoup plus gérable. D’ailleurs, cela se traduit aujourd’hui, puisqu’il monte Enjeu avec un filet simple. Je pense qu’Enjeu et Ben peuvent tout faire. Le cheval est bon, le cavalier aussi. Il a une super gestion de ses chevaux et Enjeu a le sang et l’énergie pour tenir plusieurs jours d’épreuves. Je pense qu’ils peuvent vraiment faire de grandes choses ensemble.” Si le Britannique a finalement choisi de sellé son autre Selle Français, Dallas Vegas Batilly, pour les Jeux olympiques de Paris, il reste encore bien d’autres occasions et échéances pour voir Enjeu de Grisien briller au sommet de son sport.
À pied, Enjeu de Grisien s'est toujours montré adorable. © Sportfot
L’histoire se poursuit
Et puis, ses neveux et nièces marcheront peut-être à leur tour dans ses traces dans les années à venir. Si Basilic de Grisien, sa sœur utérine par Sisley de la Tour Vidal, attend son premier poulain pour 2025 chez Clémentine Wacquiez, Delphine Huyse continue d’écrire l’histoire. “Géraldine Moutet était propriétaire d’Audace de Grisien, la demi-sœur d’Enjeu par Lando. J’ai pris contact avec elle, et lui ai demandé si elle serait éventuellement intéressée pour me vendre Audace. Géraldine m’a fait confiance et a accepté de me la vendre, même si elle était très attachée à cette jument. Audace était basée à Toulon et elle est arrivée jusqu’en Belgique par camion. Je ne l’avais jamais vue, hormis sur photos. Géraldine m’avait prévenue qu’elle était toute petite, et, effectivement, elle l’est !”, s’amuse l’éleveuse. Le premier poulain d’Audace, un produit de Chippendale, étalon moins médiatisé que d’autres mais pourtant à l’origine des gagnants en Grand Prix 5 et 4* Vivaldi des Meneaux, Legacy, née Chaventele, et… Cheston de la Pomme d’Or. Baptisé Challenge de la Pomme d’Or, le premier fils d’Audace semble déjà “assez prometteur” aux yeux de son éleveuse, qui a accueilli cette année un nouveau produit d’Audace, cette fois par Drummer 2000 TN, le propre frère de Don’t Touch Tiji Hero. Entre l’avenir brillant qui l’attend et l’arrivée de ses premiers neveux et nièces sur terre, l’histoire d’Enjeu de Grisien n’est pas près de connaître son point final.
À l'élevage de la Pomme d'Or de la famille Huyse, Audace écrit la suite de l'histoire en tant que poulinière. © Collection privée
Photo à la Une : Ben Maher et Enjeu de Grisien après la plus belle victoire de leur histoire commune. © Jon Stroud / FEI
