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Comment le coronavirus bouleverse-t-il le monde du jumping ?

Comment le coronavirus bouleverse-t-il le monde du jumping ?
Sponsorisé lundi 11 mai 2020 .

Ce mois-ci, Studforlife consacre sa question du mois à la pandémie et au confinement qui a suivi en France et dans beaucoup d’autres pays. Comment les cavaliers le vivent-ils ? Comment réinventent-ils leurs quotidiens en période de crise et comment espèrent-ils le futur ? C’est la question du mois d’avril posée au Champion du monde Philippe LE JEUNE et au cavalier français Thierry ROZIER.

Thierry ROZIER : « En tant qu’être humain, j’ai conscience d’être un privilégié. J’ai la chance de vivre dans un cadre formidable avec de belles infrastructures, la forêt à proximité et dans un endroit isolé. Tout mon entourage vit sur place, ce qui permet de limiter au maximum les contacts. Nous vivons une période anxiogène, très particulière et c’est dur de garder le moral. Je profite d’ailleurs de ce moment pour remercier toute mon équipe.

Mon quotidien a été chamboulé par l’annonce du report des Jeux olympiques de Tokyo à 2021, pour lesquels je travaillais dur. Tout un programme avait été mis en place tant pour moi que pour ma jument. Ce report a été un choc même si, vu le contexte actuel, je m’y attendais un peu. J’avais annoncé que j’arrêtais le sport de haut niveau en fin d’année après les JO. Les échéances étaient donc doubles, échéance sportive et échéance de fin de carrière. C’était l’année ou jamais pour performer en championnat. Je suis donc en pleine une réflexion sur la suite à donner à ma saison. Je ne vais prendre aucune décision à chaud. Ce qui est sûr c’est que seize mois jusqu’aux prochains Jeux, c’est long. J’ai pris un coup au moral car je n’avais jamais eu ma jument aussi bien. Elle était dans la forme de sa vie avec de l’énergie à revendre. Elle prendra seize ans en 2021, ce qui est un paramètre à prendre en considération. Je perds de précieux mois avec elle. Ces derniers temps, je mangeais cheval, je dormais cheval, je pensais cheval. J’étais focalisé à 200% sur Tokyo. Je vais donc redescendre la pression avec Vénézia d’Ecaussinnes car les échéances ne sont aujourd’hui plus les mêmes.

Je vais essayer de préparer mes chevaux pour faire une belle saison, certes raccourcie, sachant qu’aujourd’hui on ne peut pas établir de programme ni fixer d’objectifs. Ce manque de visibilité est compliqué à gérer au quotidien car comme tout sportif, on trouve la motivation dans la compétition. Le comportement des chevaux n’est pas le même non plus. Ce sont des chevaux de concours, ils sont conditionnés pour cela, ils vivent pour cela, la compétition leur manque. Cette absence d’adrénaline est difficile à gérer au quotidien.

A la maison, je travaille mes chevaux normalement même si l’absence de concours modifie ma manière de travailler. Ce sont des chevaux de haut niveau, il faut donc les entretenir musculairement afin d’éviter qu’ils s’encrassent et qu’ils soient prêts pour la reprise. Je sors mes chevaux deux fois par jour, je change les exercices fréquemment pour qu’ils restent concentrés et je les remobilise en travaillant de façon ludique. Je privilégie davantage un travail sur le foncier en variant le travail, trotting et gymnastique afin de développer leurs capacités musculaires tout en gardant veillant à ce qu’ils conservant un bon moral. J’échange aussi beaucoup avec certains cavaliers de l’équipe de France comme Nicolas DELMOTTE avec lequel on s’échange des exercices, on se motive et on se soutient moralement tous les jours ! On tourne un peu en rond par moment mais on est conscient de la chance qu’on a à l’heure actuelle, de pouvoir sortir tous les jours à l’extérieur et d’être en bonne santé.

Concernant le secteur équestre et notamment les organisateurs de concours, je suis très inquiet. Le confinement est une période très compliquée pour eux, l’économie est fragilisée. L’équilibre financier pour les organisateurs de concours n’est pas toujours simple à atteindre, cela peut être un peu sportif d’avoir un événement viable d’un point de vue économique et la pandémie actuelle met en péril cela. En effet, le sponsoring est bien souvent au cœur des dispositifs des concours équestres et avec la crise économique que l’on traverse personne ne va en sortir indemne. La période post-confinement va être très compliquée, il y aura peu de concours, les places seront chères. L’anxiété sera à son comble. En tant que directeur du CSI 3* de Chantilly, nous prendrons une décision d’ici fin avril. Beaucoup de questions restent en suspens comme par exemple le fait de savoir si les cavaliers non européens viendront en Europe cette année. Ils aident, de par leur présence, de nombreux concours à fonctionner. Il faudra aussi pouvoir compter sur les sponsors dont beaucoup ont leurs activités à l’arrêt. Cette situation inédite rebat les cartes et va je pense ébranler tout le système. Les concours internationaux accueillent des sportifs de nombreuses nationalités, brassent beaucoup de monde. Je pense qu’il est compliqué d’envisager un retour à la normale  avant un certain temps sachant qu’avec la pandémie le pire est devant nous.

Durant cette période difficile, je communique davantage par téléphone avec  mes amis ainsi que sur les réseaux sociaux où j’échange avec ma communauté. Je m’amuse beaucoup sur Instagram que je trouve très facile à utiliser. Cela me permet d’échanger avec ma communauté dans une ambiance bon enfant, de montrer mon quotidien en toute transparence et de renvoyer une image positive de mon sport. Je n’ai rien à cacher, j’aime montrer mon travail à la maison. Instagram, c’est ma soupape de décompression en ces temps de crise. Je trouve important de montrer ce qu’il se passe côté coulisses (ce qu’essaie de vous faire découvrir Jump’inside quotidiennement, ndlr). Il est important de montrer qu’on peut réussir en étant un homme de cheval, en respectant le bien-être animal, en travaillant sans tricher. Notre sport, comme d’autres, a été l’objet de vives critiques et je pense qu’il est important de prendre le temps d’expliquer notre métier, de faire preuve de pédagogie et aussi de défendre notre sport. J’interagis énormément avec ma communauté. J’ai appris à l’animer et je dois avouer que c’est un outil très puissant. J’ai été surpris par la popularité et l’enthousiasme suscité par mes vidéos. J’ai créé le #ÀlaThierryRozier challenge sur les conseils de Christophe AMEEUW. Je mets donc à profit le temps supplémentaire que j’ai actuellement pour échanger avec les passionnés qui me suivent.« 

Philippe LE JEUNE : « Je pense qu’étant donné le contexte actuel il est important de relativiser la situation des cavaliers. La santé est primordiale. Lorsque je vois des cavaliers de niveau CSI 5* se plaindre sur les réseaux sociaux de l’absence de concours, je me dis qu’il y d’autres priorités. Cela montre la déconnexion qu’il peut parfois y avoir avec certains cavaliers 5* qui ne vivent plus dans le monde réel mais dans un monde parallèle. Le concours actuellement c’est secondaire, il faut respecter la valeur de l’être humain.

Pour certains chevaux, je pense même que cette situation peut être bénéfique. La plupart des chevaux de haut niveau sont très sollicités toute l’année, le calendrier est surchargé et beaucoup n’ont que deux ou trois semaines de pause entre deux périodes de concours, ce qui pour moi n’est pas vraiment du repos. Les mentalités évoluent et aujourd’hui il faut tout le temps être en concours. C’est très rare de voir des cavaliers offrir de longues périodes de repos à leurs chevaux s’ils n’ont pas de soucis de santé. J’entends beaucoup que les chevaux sont contents d’aller en concours et que si on les arrête trop longtemps, la compétition leur manque. Cela me fait halluciner. Il faut arrêter d’humaniser les chevaux ! Le bien-être des chevaux passe par le fait qu’ils soient considérés comme tel. Un cheval est heureux dans un pré à brouter avec d’autres chevaux.

Avec la période actuelle, il faut essayer de positiver et de transformer cette crise en opportunité. Je pense que les cavaliers devraient mettre à profit le temps qu’ils ont pour mieux découvrir leurs jeunes chevaux, approfondir le travail. C’est notre philosophie actuelle aux écuries avec ma femme, Lucia. Nous prenons le temps de travailler chaque cheval dans le bon sens afin de les maintenir en condition. Nous avons les mêmes habitudes à la maison, le personnel est sur place mais nous limitons au maximum les contacts. Nous n’avons ni propriétaires, ni élèves. Je ne me déplace que pour me rendre une à deux fois par semaine à l’écurie louée par Abdelkebir OUADDAR vers Anvers, dont je suis l’entraineur jusqu’aux prochains Jeux équestres mondiaux en 2022. J’ai établi avec lui un plan de travail et si le confinement ne me permet plus de me déplacer, nous ferons du coaching à distance avec vidéos et Skype.

Pendant cette crise, je profite aussi pour passer plus de temps en famille. Je consacre plus de temps à mes filles, je me recentre sur l’essentiel. Je continue également, au milieu de toutes mes activités, à mener un combat qui m’est cher, à savoir la défense de mon sport. En quelques années, notre sport a connu de nombreuses évolutions pour devenir le sport business qu’il est aujourd’hui et au sein duquel j’ai beaucoup de peine à me retrouver. Ce système est aujourd’hui ébranlé par la crise actuelle et j’aimerai qu’elle amène à une remise en question du milieu. Peut-être que cette pandémie va rendre mon discours plus audible.

Si vous comparez aujourd’hui le dressage et le CCE avec le CSO, vous observerez de nombreuses différences. J’ai le sentiment que le cheval n’est plus au centre de nos préoccupations. Aujourd’hui un cheval de niveau CSI 5*, c’est un investissement qui a une très grosse valeur pécuniaire. Pour participer aux très bons concours, il faut souvent payer pour participer. Ça me rend fou ! C’est interdit par la FEI et pourtant c’est une réalité. Je le vois avec ma femme qui concourt encore à haut niveau. La méritocratie ne permet plus de grimper les échelons à partir d’un certain niveau. Beaucoup de très bons cavaliers doivent vendre leurs chevaux ou les perdent à partir du moment où ils sont prêts à faire du CSI 4* et 5*. On se retrouve avec les cavaliers les mieux classés dans le classement mondial, ainsi que des cavaliers qui ont payé des tables ou des paycards dans le Global Champions Tour pour participer aux CSI 5* et on assiste à des parcours très moches où certains cavaliers renversent la moitié du parcours. Où est l’éthique, le respect de l’animal lorsqu’on assiste à ce genre de spectacle ?

Je crois, pour conclure, que cette crise peut permettre de se poser les bonnes questions et de prendre le temps d’y répondre. Remettre l’humain et le cheval au cœur de notre sport. Il faut de l’argent pour permettre aux acteurs du secteur de vivre de leur passion. Cependant il ne faut pas perdre de vue l’essentiel. Le modèle du sport paillette actuellement proposé a clairement volé en éclat avec la pandémie. »

Propos recueillis par Manon LE COROLLER. Photo à la Une : © Sportfot.com