“Au Canada, nous avons la conviction que les femmes peuvent faire tout ce que les hommes, ou n’importe qui d’autre, font”, Beth Underhill (2/2)
Ces derniers mois, Beth Underhill vit une deuxième jeunesse. En fin d’année dernière, son fidèle ami Éric Lamaze, qu’elle a connu lors de ses débuts, lui a confié quelques-unes de ses meilleures montures. Œuvrant désormais pour la famille Rein et les écuries Torrey Pines, la Canadienne a été sélectionnée pour participer aux championnats d’Europe de Herning, avec la jeune et prometteuse Nikka vd Bisschop. Particulièrement en vue dans les années 90, l’amazone de cinquante-neuf ans retrouvera les grands championnats cet été, après plus de deux décennies éloignées des événements majeurs du saut d’obstacles mondial. Si Beth n’est pas née dans une famille impliquée dans le monde des chevaux, elle a eu “de la chance” au cours de son parcours et rencontré pléthore de grands noms, qui lui ont permis de se forger de solides bases. De groom, à cavalière de haut niveau, en passant par son arrivée aux côtés du champion olympique de 2008, cette femme éminemment sympathique et intéressante observe son parcours et les perspectives de sa seconde carrière avec lucidité et bonheur. Elle revient également sur le fonctionnement singulier de ses écuries, son escouade nationale et la place de la gent féminine dans les sports équestres. Entretien en deux épisodes.
La première partie de cette interview est à (re)lire ici.
De l’extérieur, les écuries Torrey Pines semblent assez singulières dans leur organisation. Il semble que les chevaux changent, par exemple, souvent de cavaliers. Comment fonctionne votre système et comment décidez-vous de l’attribution des montures aux différents pilotes ?
Oui, en effet, c’est totalement vrai ! Il n’y a pas de formule toute faite qui ait fait ses preuves. Toutes celles et ceux qui connaissent Éric savent qu’il prend ses décisions très rapidement. Il change d’avis et je crois que c’est cela qui fait la beauté de sa réussite. Il a connu tant de succès avec tellement de chevaux parce qu’il est capable de procéder à des ajustements promptement lorsqu’il voit qu’un programme a besoin d’être modifié ou qu’une méthode d'entraînement doit être différente pour un cheval particulier. Il est important que nous soyons tous ouverts à cela. Je le suis bien évidemment, tout comme Nina (Mallevaey, ndlr) et tous ses cavaliers. Nous suivons ses recommandations. Nous respectons la connaissance qu’il a de ses chevaux, en particulier ceux que j’ai monté. Il les a présentés en compétition lui-même et les connais comme sa poche. Je prends les informations qu’Éric me donne à leur sujet très à cœur et cela est un immense avantage pour moi. Nous avons un très bon système, où nous travaillons tous ensemble. Nous sommes tous ouverts pour essayer de nouvelles choses. Cela nous permet de rendre les cavaliers de Torrey Pines et ceux de l’équipe canadienne plus forts.
Au début du mois dernier, vous avez intégré l’équipe des Rome Gladiators sur le circuit de la Global Champions League (GCL), pour la deuxième partie de la saison. Comment appréhendez-vous cette nouvelle expérience ?
L’équipe est dirigée par Éric et appartient à Tara et Mark Rein. C’est vraiment palpitant pour moi. Je suis allée à Paris cette semaine pour observer, et c’était vraiment excitant. L’endroit était également vraiment spectaculaire (le concours est organisé au pied de la Tour Eiffel, sur le champ de Mars, ndlr) et je suis ravie de faire partie de cette équipe. J’espère que je pourrais continuer de contribuer à son succès de la meilleure manière et je suis vraiment, vraiment impatiente de faire partie de l’équipe.
Début février, Éric Lamaze a été nommé chef d’équipe de votre escouade nationale. Quelle a été son influence sur votre collectif jusqu’à maintenant ?
Éric est quelqu’un qui inspire la confiance et la performance. Vous voulez toujours être la meilleure version de vous-même pour lui. Il a vraiment insisté sur le fait qu’en tant qu’équipe nous devions travailler ensemble. Nous avons participé à des camps d’entraînement à Torrey Pines, ce qui a été super pour Amy (Millar, ndlr), Erynn (Ballard, ndlr), Tiffany (Foster, ndlr) et moi. Nous avons passé beaucoup de temps ensemble ; ce n’est pas comme si nous nous pointions à un concours et que nous ne nous étions jamais côtoyées avant. Nous n’avions jamais fait cela avec l’équipe canadienne dans le passé. Je crois que c’est une bonne chose et nous avons toutes adoré ces moments. Cela a été très inspirant. On apprend davantage en regardant les autres sauter et s'entraîner. Ainsi, une fois qu’ils sont en piste, notre œil est plus éduqué et on connait le couple intrinsèquement. Cela nous a été très bénéfique. Nos chevaux ont progressé ensemble. Nous avons ainsi la capacité de travailler vraiment en équipe, en raison du fait que nous ayons eu accès à ces entraînements de groupe. La pratique, le travail et l’esprit d’équipe sont les courants directeurs du programme d’Éric pour aller de l’avant. C’est le fil conducteur de notre collectif. Cela a été super ; nous nous connaissons tous, et avons chacun nos propres business, mais, en tant que professionnels, on travaille davantage seul. On ne travaille jamais ensemble au quotidien et je crois que cet apport a profondément aidé à renforcer notre équipe.
“Nikka vd Bisschop est bien plus mûre que son âge”
Il y a quelques semaines, le Canada a annoncé son équipe pour les Mondiaux de Herning. La jeune Nikka vd Bisschop (BWP, Emerald van’t Ruytershof x Nabab de Rêve) a été préférée à l'expérimenté Dieu Merci van T&L (sBs, Toulon x Corrado I) pour vous accompagner au Danemark. Comment se porte votre étalon, sorti sur blessure lors du Grand Prix du CSIO 5* de Rome ?
Il va bien. Honnêtement, nous voulions être vraiment certain de ne pas le relancer en compétition trop tôt, alors, il profite d’une pause en ce moment. Il reprendra le travail bientôt, mais lui infliger la pression d’un championnat du monde ne nous a pas paru être une bonne idée. Nous avons décidé de lui accorder du repos. Nikka sautait si bien et nous sommes très confiants concernant ses capacités que cela nous a paru évident, après discussion, de donner à Dieu Merci encore plus de temps que nécessaire pour récupérer, juste pour ne pas prendre de risque. En parallèle, cela donne une chance à Nikka de progresser, ce qu’elle a déjà fait.
Nikka a seulement neuf ans et n’a participé qu’à un seul Grand Prix 5* à ce jour. Comment jugez-vous ses qualités ?
Elle a une super tête. Lorsqu’elle entre en piste, elle est très sereine mentalement. Elle est très régulière dans ses sauts. Pour moi, elle est bien plus mûre que son âge. Elle ne donne pas le sentiment d’un cheval qui se pose des questions ou qui est vert. Elle a beaucoup de qualités et de moyens. Quelque part, je dirais qu’elle a une vieille âme. Pour toutes ces raisons, et la facilité avec laquelle elle saute, nous sommes très confiants et à l’aise à l’idée de lui confier ce rôle.
Quelle sera la suite de son programme ?
Elle a terminé sa tournée à Spruce Meadows mi-juin, et elle va seulement aller à Knokke. Elle participera au 3* (qui avait lieu le week-end dernier et où elle a terminé sixième du Grand Prix après une faute au barrage, ndlr), puis au 5* la semaine suivante. Ainsi, nous lui ferons prendre part à un événement plutôt facile, puis un concours plus intense. Ensuite, il y a de fortes chances pour que nous la laissions là-dessus et que nous nous attelions à poursuivre simplement le travail à la maison. Nikka est une grande jument. J’ai le sentiment que je dois la garder très, très en forme, presque dans la condition physique d’un cheval de course. Je fais beaucoup de travail de vitesse sur le plat avec elle, de renforcement, etc. Je m’attache à la rendre plus agile et rapide avec le temps. Tout cela est au premier plan de mon travail avec elle.
À Herning, vous participerez à votre premier grand championnat depuis les Jeux Panaméricains de 1999. Quelles sont vos ambitions pour cette échéance ?
Nous espérons décrocher une médaille par équipe et être sur le podium. Nous sommes très sérieux à ce sujet, tout comme Éric. Nous avons l’intention de travailler dur, de remuer ciel et terre pour y parvenir, et d’avoir nos chevaux en forme et prêts à faire de leur mieux.
“Nous devons prendre nos responsabilités, développer nos connaissances et rester à la page afin de prendre les bonnes décisions pour notre sport”
Au niveau international, les grandes équipes sont souvent majoritairement masculines. Les femmes paraissent d’ailleurs en retrait au classement mondial Longines. En revanche, la meilleure cavalière du monde a souvent été canadienne ces derniers mois, et votre équipe sera composée de cinq femmes pour le championnat du monde. Comment expliquez-vous ce girl power au pays de l’Erable ?
C’est une bonne question, pour laquelle il est difficile de formuler une réponse ! Je ne sais pas… Je dirais qu’au Canada, nous avons la conviction que les femmes peuvent faire tout ce que les hommes, ou n’importe qui d’autre, font. Je ne dis pas que cela n’existe pas dans d’autres pays, mais c’est quelque chose que nous avons. Dans notre sport, nous avons la chance que les femmes et les hommes concourent de façon équitable. On ne voit cela dans presque aucun autre sport. Mais il me semble que dans l’esprit des Canadiens, les femmes sont fortes, que ce soit au travail, ou dans le sport. Il y a bien-sûr des désavantages, mais nous ne les voyons pas vraiment comme des obstacles en face de nous. Nous nous sentons capables de les franchir, et nous avons le sentiment d’avoir le soutien et les réseaux nécessaires autour de nous. Je pense qu’il s’agit simplement de la façon de penser intrinsèque du Canada.
Beaucoup de jeunes filles pratiquent l’équitation. À l’inverse, le haut niveau est largement dominé par la gent masculine. Quelles explications peuvent justifier ce retournement de proportion entre les femmes et les hommes ?
Souvent, j’ai l’impression que les femmes vont plus facilement embrasser des études à l’Université et suivre un autre chemin à cet âge charnière. Je pense que la plupart des filles aiment les poneys, les chevaux et qu’elles s’impliquent dans le sport davantage d’un point de vue émotionnel. En grandissant, elles choisissent de se marier, de poursuivre leurs études, etc. Je crois qu’il y a un embranchement à la fin du lycée. C’est à ce moment-là que l’on perd beaucoup de jeunes femmes et cela n’a rien d’anormal. En tout cas, c’est ce que je constate ; il semble juste qu’il y ait un changement d’intérêt à cet âge. Le fait d’avoir plus de concours et d’opportunités participe au fait de conserver davantage de personnes dans le sport. Les épreuves Jeunes, tout comme les U25, et toutes les autres compétitions de ce genre, permettent de gravir les échelons progressivement, plutôt que d’avoir le sentiment que le haut niveau est à des kilomètres. Ces divisions d’épreuves ont été très utiles ces dernières années, du moins dans notre pays. Cependant, il en faudrait davantage, d’autant que nous avons tous besoin que ces groupes de jeunes gens continuent de progresser pour faire perdurer ce système.
Au fil des années, le sport a énormément évolué. Il y a de plus en plus de concours, d’argent, de couverture médiatique, etc. En même temps, il faut continuer à penser au bien-être des chevaux et à la pérennité du sport. Que vous inspirent tous ces changements, dont vous avez été témoin ?
Je pense qu’il est important que nous restions ouverts à la discussion. Lorsque nous sommes en compétition, ou que nous sommes occupés, il est facile de se laisser absorber par notre travail quotidien. Mais, en tant que professionnels et que cavaliers, et pour toutes les personnes investies dans le sport, comme les propriétaires, nous devons prendre nos responsabilités, nous informer, développer nos connaissances et rester à la page afin de prendre les bonnes décisions et changer celles qui ne sont pas correctes à l’avenir. Nous devons vraiment continuer à travailler ensemble pour y parvenir ; nous ne pouvons pas laisser d’autres personnes faire ces choix à notre place. C’est une bonne chose de voir autant d’interviewes, et ces discussions qui s’ouvrent. Comme Cian O’Connor le disait, il est important que nous restions au contrôle de notre sport et de nos chevaux, afin que nous puissions faire de notre mieux à chaque étape.
Photo à la Une : Beth Underhill et la spectaculaire Nikka vd Bisschop. © Mélina Massias