Anne-Sophie Levallois, la dame de l’ombre de Semilly
Dans les grandes familles équestres, les prénoms féminins s’effacent trop souvent derrière les masculins. Chez les Levallois, celui d’Anne-Sophie occupe une place prépondérante aux côtés de ceux de Richard, son époux, et de Dylan, leur fils, qui découvre avec succès l’antichambre du haut niveau. Le travail, parfois de l’ombre, de cette grande femme de cheval, est ô combien nécessaire à la réussite de tous. Lors du CHI de Genève, où elle avait endossé la panoplie de groom pour son fils, Anne-Sophie Levallois s’est exprimée sur l’organisation du haras de Semilly et la philosophie qui y règne.
Vous qui n’êtes pas originaire de Normandie, comment êtes-vous arrivée dans le fief de l’élevage du cheval de sport français ?
Je suis originaire de Bourg-en-Bresse, où je montais à la Société d’équitation bressane avec le regretté Jacques Robert (frère aîné de Michel Robert, ndlr). Mes parents n’étaient pas du tout dans le milieu équestre, mais j’ai toujours été attirée par les chevaux. Je suis venue en Normandie dans le cadre de mes études en école d’ingénieur agricole, pour un stage au haras de Saint-Lô. Avec un groupe d’étudiants, nous devions mener une étude socio-économique. Comme j’étais passionnée par les chevaux, j’avais sollicité les Haras nationaux. Guy Bideault, alors directeur du haras national de Saint-Lô, nous a répondu pour nous demander de faire une étude sur les éleveurs normands. C’est comme cela que je suis arrivée en Normandie, où j’ai rencontré Richard. Nous avons fêté nos vingt-cinq ans de mariage cette année !
Après mes études, j’ai travaillé au Conseil des chevaux de Normandie, qui venait de se constituer. N’étant pas née dans un milieu de cavaliers ni d’éleveurs, j’avais envisagé de m’orienter vers les Haras nationaux pour travailler dans le monde du cheval. À cette époque, il y avait une distinction entre les ingénieurs en agriculture, comme moi, et les ingénieurs agronomes, qui pouvaient, eux, entrer dans leur recrutement. Au final, je me suis rendu compte que je serai plus à l’aise dans le secteur privé, car j’ai aussi passé un an en Irlande où j’ai œuvré pour l’Irish horses board, l’équivalent de nos Haras nationaux. J’ai senti beaucoup de lourdeurs et je trouvais que cela n’avançait pas assez vite ! Je trouve beaucoup plus pratique de pouvoir faire avancer les choses comme on en a envie et je ne regrette vraiment pas mon choix !

Anne-Sophie et Richard Levallois à côté de Johnny Semilly, champion de France des mâles de six ans sous la selle de Clément Fortin. © Mélina Massias
Que représente le Haras de Semilly, sis à Couvains ? Combien de chevaux hébergez-vous ?
Je ne saurai pas dire combien il y a de chevaux ! Il y a plusieurs aspects, dont l’écurie de compétition, où il y a environ soixante-dix chevaux, du poulain de trois ans jusqu’au cheval de Grand Prix. En ce qui concerne le centre d’insémination, nous accueillons environ sept cents juments par an, dont certaines restent quelque temps pour les poulinages. La partie concernant notre élevage comprend un troupeau de plus de deux cents porteuses, mais on ne fait naître pour nous qu’entre trente et trente-cinq poulains par an, ce qui n’est pas énorme par rapport à certains éleveurs qui se sont considérablement développés ces dernières années. Rester à cette échelle est un choix, qui nous permet d’être proches de nos chevaux. Lorsqu’on fait naître un trop grand nombre de poulains, on s’éloigne forcément d’eux. Ils deviennent des numéros et ne sont plus des individus en tant que tels. Dans le cas du haras de Semilly, nous préférons rester sur un nombre plus restreint, ce qui nous permet de faire du sur-mesure et rester proche de nos clients, avec un vrai suivi et de vrais échanges.
À travers les liens que nous tissons avec nos clients, de belles histoires s’écrivent, comme celle de l’élevage colombien San Isidro. Son fondateur, Aurelio Piedrahita, élevait des Pur-Sang en Colombie. Il avait décidé de se lancer dans les chevaux de sport et il a rencontré mon beau-père, Germain Levallois, avec qui il a sympathisé. Il lui a acheté ses trois premières juments de sport, dont une sœur de Rock’N Roll Semilly, et Rosie Lee Semilly (Diamant de Semilly x Galoubet A), qui est la quatrième mère de Kornet San Isidro (Windows van het Costersveld alias Cornet Obolensky). Kornet est arrivé en France cette année (où il a obtenu la mention Excellent lors de la finale de Fontainebleau ainsi qu’un ISO 134 à cinq ans, ndlr) et fait partie de notre catalogue d’étalons. Aurelio Piedrahita est longtemps venu régulièrement en France. C’est moins le cas maintenant parce qu’il est assez âgé, mais nous voyons ses enfants, et il s’intéresse toujours à ses chevaux. C’est ce qu’on apprécie dans notre métier : l’histoire que l’on noue et perpétue avec nos chevaux et avec les gens que l’on rencontre, venus de tous les pays du monde. Nous n’avons pas assez de temps libre pour partir en vacances, mais la partie la plus intéressante des voyages, ce sont les échanges. Alors, lorsque les gens viennent nous voir pour parler des chevaux, ce sont eux qui nous font voyager !

Anne-Sophie Levallois et d'autres étalonniers se sont réunis autour de l'immense Casall, en février 2025, à l'occasion du salon des étalons de Saint-Lô. © Mélina Massias
Quels rôles jouez-vous dans les diverses activités du haras de Semilly ?
Le plus grand volet pour moi est administratif. En résumé, Richard est surtout présent au centre d’insémination, et moi au bureau. Sur l’aspect étalons, je prépare le catalogue ainsi que le site internet avec l’aide d’une collaboratrice spécialisée en communication, je gère les prix de saillies, les conditions ou encore les contrats de vente de semence en France comme à l’étranger. L’exportation de semence n’est pas négligeable ; elle représente près de 70 % de notre activité ! Mon année passée en Irlande me permet de pas trop mal me débrouiller en anglais, ce qui est bénéfique pour gérer toute cette partie. Le choix des croisements pour notre élevage personnel incombe à Richard, qui supervise aussi le centre d’insémination. Nous nous partageons les poulinages avec les vétérinaires qui nous aident pendant la saison. Je choisis les noms des poulains, ce qui me vaut des critiques de Richard, qui trouve que je donne trop de noms anglais ! (rires)
Sur site, nous sommes entre quinze et vingt personnes à travailler en permanence, sur les différents secteurs. Nous avons aussi une centaine de vaches allaitantes, qui sont très importantes pour l’entretien des prairies (et aussi dans la gestion du parasitisme, ndlr). Sur certaines parcelles, les vaches et chevaux cohabitent, tandis que les terres sont pâturées en alternance sur d’autres. En ce qui concerne l’écurie de concours, Dylan est le plus présent de nous trois, et nous avons d’autres cavaliers qui sont responsables de leur piquet de chevaux et se gèrent bien eux-mêmes. Notre fils aîné, Kévin, travaille également avec nous. Il est titulaire d’un diplôme de commerce international, et planche sur un nouveau projet que nous préparons pour 2026 : Semilly Expérience. L’idée est d’avoir des structures d’accueil pour recevoir des gens de passage, des clients qui veulent prendre leur temps pour essayer un cheval, des groupes qui veulent découvrir l’élevage… Nous nous sommes aperçus qu’en raison d’une certaine timidité de notre part, les gens n’osent pas nous demander s’il est possible de venir nous rendre visite ! Nous avons la chance d’être dans une région magnifique, qui a beaucoup d’attraits, alors pourquoi ne pas proposer au public attiré par le monde du cheval de venir loger dans un lieu façon “petite maison dans la prairie”, au milieu des poulinières ?

Anne-Sophie Levallois suit toujours de près l'évolution de ses chevaux. © Jean-Louis Perrier
Depuis plus d’un quart de siècle, quelles évolutions majeures avez-vous observées dans le milieu de l’élevage du cheval de sport ?
Je trouve que nous avons beaucoup perdu au niveau des relations humaines. Nombre d’éleveurs élèvent aujourd’hui comme des investisseurs plus que comme des hommes de cheval. Dans les ventes aux enchères, qui se sont énormément développées, il n’y a plus du tout de relation humaine. Nous en avons nous-même organisé deux, qui avaient plutôt bien fonctionné, mais nous nous sommes aperçus qu’il manquait cet aspect relationnel. En 2026, nous referons simplement une vente privée. Nous apprécions nouer des relations et des liens qui durent. J’ai l’impression que nous avons perdu beaucoup de contacts humains depuis le Covid-19 et le développement des ventes en ligne. Nous nous sommes éloignés de notre cœur de métier. Alors, nous avons envie de prendre le contrepied pour retrouver cette relation qui se perd. En parlant avec plusieurs personnes, j’ai le sentiment que beaucoup de gens sont aussi en quête de cet aspect. Il y a toujours des gens pressés qui veulent acheter sur vidéos en ligne, et on garde cet outil, mais il y en a aussi qui veulent revenir à un système plus proche, sans doute parce que comme souvent avec de nouveaux outils, on est allé trop loin.
C’est aussi le cas avec les technologies de reproduction. Nous faisons beaucoup de transferts d’embryons et Richard a été l’un des premiers à les développer, car cela représentait une vraie avancée, qui permettait à des juments de sport d’avoir des poulains tout en continuant à montrer leurs qualités et leur potentiel en compétition. Ce n’est pas invasif pour la jument et cela ne la perturbe pas dans son cycle, car nous procédons à un suivi des donneuses sans traitement hormonal pour elles. Nous avons un grand nombre de porteuses, qui vont, elles, être synchronisées en fonction de nos juments donneuses. Le transfert nous permet de progresser plus rapidement au niveau génétique, sans faire de surnombre ni envahir le marché avec la même génétique. Nous ne vendons pas d’embryons et n’utilisons pas l’ICSI. Cette technique est, d’une part, invasive, et, d’autre part, douloureuse pour les juments, quoiqu’en disent les centres qui la pratiquent. À mon sens, l’ICSI devrait être réservée à des cas extrêmes de juments ne pouvant plus procréer ni par elle-même ni par transfert. Si leur intérêt génétique et de reproductrice est intéressant, cela peut avoir un sens. Sinon, je ne vois pas trop l’intérêt d’un point de vue éthique. Il y a, de plus, un risque pour la diversité génétique : si l’on produit un trop grand nombre d’embryons avec la même jument, celle-ci va diminuer. À long terme, cela peut être préjudiciable. Si on respecte les juments, on a toutes les chances d’avoir une bonne fertilité. Nous avons le cas avec La Mare (Apache d’Adriers), qui nous a presque donné deux embryons à chaque insémination (elle compte… quarante-neuf produits enregistrés au SIRE !, ndlr). La première année, nous avons eu un doublé avec Diamant de Semilly, dont Rock’n Roll Semilly (ISO 174) et un doublé avec Ephebe For Ever, dont la jument vendue à l’élevage San Isidro. La Mare est aussi la mère de Brasilia de l’Abbaye (Ugano Sitte), avec qui Dylan a participé au CSI U25 de Genève. Elle est née chez la famille Lecomte, des cousins de Richard qui sont installés tout près à Cerisy la Forêt et avec lesquels nous travaillons souvent.

Johnny fait désormais parti des excellents ambassadeurs de l'affixe de Semilly . © Mélina Massias
Quel est le profil de la clientèle du haras de Semilly ?
Nous avons une clientèle orientée sport, mais aussi une autre davantage tournée vers l’élevage, avec des gens qui recherchent des juments ou des pouliches en vue de la reproduction et souhaitent acquérir les souches Semilly. Dans cette clientèle-là, nous avons aussi toutes les personnes qui sont en quête de la génétique mâle et demandent des conseils de croisements. Au niveau des étalons, il y a un peu plus de clients professionnels, ils sont environ 60 %. Pour ce qui est de la génétique femelle, ce sont principalement des professionnels, voire des amateurs très éclairés, et nous touchons aussi beaucoup d’étrangers. Nous avons des juments qui sont parties dans le monde entier : en Amérique du Sud et du Nord, en Europe, bien sûr, mais aussi en Australie et en Nouvelle-Zélande. Nous n’avons pas le temps de voyager et c’est exceptionnel que je sorte du haras pour accompagner Dylan sur un concours, mais, encore une fois, nos chevaux nous font voyager !
L’histoire de la famille Levallois est étroitement liée à celle de Diamant de Semilly. Savez-vous combien il a de fils étalon dans le monde ?
C’est clair qu’il est notre pilier, et sans lui nous ne serions pas ce que nous sommes aujourd’hui ! Je ne sais pas combien il a de fils étalon, il faudrait voir si la Fédération mondiale de l’élevage de chevaux de sport (WBFSH) peut tous les répertorier (la base de données Horsetelex dénombre trois cent dix-neuf descendants de Diamant de Semilly approuvés, ndlr). Il est numéro un en père de père : c’est lui qui en a le plus, mais je ne connais pas le nombre exact !
Comment expliquez-vous que ses meilleurs fils étalon actuels, à l’image d’Emerald van’t Ruytershof, Diarado ou Sea Coast*Don’t Touch Tiji Hero par exemple, soient nés à l’étranger ?
C’est en France que Diamant a le plus produit. Peut-être que les éleveurs français avaient déjà des mères par Diamant, ou préféraient simplement lui faire confiance plutôt qu’à ses fils ! En France, le système du SIRE protège au niveau des cartes de saillies, puisque nous appliquons une garantie poulain vivant. C’est un privilège pour les éleveurs français, par rapport aux étrangers à qui l’on vend la semence à la paillette, sans garantie poulain vivant. De fait, en dehors de l’Hexagone, les éleveurs peuvent être plus tentés par un bon fils de Diamant, qui sera plus accessible pour eux, même si utiliser Diamant ne représente pas un grand risque puisqu’il reste très fertile. Il est parfois étrange de constater que certains étalons sont très plébiscités sans faire beaucoup de concours, là où des performers de haut niveau sont moins demandés. L’évolution des modes, en termes de choix des éleveurs, est curieuse, mais il est clair que lorsqu’un étalon sailli beaucoup dans ses jeunes années, il a beaucoup plus de chance de sortir du lot. C’est un cercle vertueux. À l’inverse, un étalon avec peu de produits, même s’ils montrent de belles qualités, ne sortira pas du lot et passera vite aux oubliettes. C’est dommage !
Diamant de Semilly a été sacré champion du monde par équipes en 2002 avec Éric Levallois. © Dirk Caremans / Hippo Foto
Votre fils Dylan a décidé d’embrasser une carrière de cavalier professionnel et évolue régulièrement jusqu’au niveau 4*. Est-ce un choix que vous attendiez ?
Je pense que son titre de champion de France Jeune Cavalier (avec Artiste de l’Abbaye, un fils de Quincy, alias Quaprice Bois Margot, en 2022, ndlr) l’a motivé. Jusqu’alors, il ambitionnait de devenir vétérinaire. Il a passé un BTS Production agricole et il souhaitait poursuivre par une classe préparatoire pour aller vers ce métier. Mais son titre de champion de France, couplé à l’année passée à monter davantage durant la période du Covid, a fait pencher la balance vers le métier de cavalier. Il gère son piquet de chevaux et a habituellement un groom à ses côtés. Comme il n’avait qu’un cheval, c’était plus intéressant que je joue la groom amateur, pendant que son bras droit habituel s’est occupé des autres chevaux à la maison. Habituellement, c’est plutôt son père qui l’accompagne en cas de besoin, mais pendant le CHI de Genève, il avait de quoi faire avec le Rendez-vous des prodiges du stud-book Selle Français à Saint Lô ! D’ailleurs, nous avions une fille de Brasilia de l’Abbaye et Diamant de Semilly, Macumba de Semilly, qui était présentée parmi les juments aux lignées de prestige. Travailler en famille n’est pas toujours facile, mais quand cela fonctionne, je pense que l’on peut arriver beaucoup plus haut. Dans le monde actuel, trouver des partenaires qui partagent la même philosophie que nous est difficile. Au sein de notre équipe, nous avons la chance de compter de bons piliers dans toutes nos branches d’activités. Nous tenons à cet esprit de famille, qui était très cher au cœur de Germain, mon beau-père. Il voulait une famille unie, soudée et travaillant dans le même sens.

En 2022, Dylan Levallois a été sacré champion de France des Jeunes Cavaliers à Mâcon. © Jean-Louis Perrier
Photo à la Une : À Genève, Anne-Sophie Levallois a joué les grooms pour Dylan, son fils, engagé dans le CSI U25 avec Brasilia de l’Abbaye. © Jean-Louis Perrier








